Quand l’urgence accélère l’innovation edit

10 septembre 2025

L’histoire économique montre que les crises et les pénuries, loin de freiner le progrès, peuvent au contraire accélérer l’innovation. Confrontées à des contraintes vitales — guerre, famine, manque de ressources — des sociétés ont su transformer l’adversité en levier de transformation technologique.

Face à la supériorité militaire russe et aux difficultés rencontrées sur le front, la résilience ukrainienne a impressionné le monde entier. Longtemps privé d’avions de chasse en nombre suffisant, ils ont ainsi développé des drones bon marché, efficaces et très malléables exploitant notamment l’impression 3D pour pouvoir produire au plus près des besoins y compris sur le front les pièces manquantes. Chaque contrainte matérielle, tactique ou logistique est devenue en moins de deux ans un levier d’innovation.

Cette transition rapide de l’armée ukrainienne vers l’armée du futur a pu surprendre, pourtant elle rappelle une réalité ancienne : la nécessité est à l’origine de mouvements fulgurants et radicaux d’innovation et lorsque l’absence de solution équivaut à la défaite, à la famine ou à la disparition, l’ingéniosité devient vitale. De l’Ukraine aujourd’hui à l’Angleterre au XIXᵉ siècle, en passant par l’agriculture française après la Grande Guerre ou les usines américaines de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire économique ne manque pas d’exemples démontrant comment les périodes de pénurie ou de choc ont pu catalyser des sauts technologiques majeurs.

La célèbre maxime « la nécessité est la mère de l’invention » semble donc se vérifier à travers l’histoire et la recherche de nouvelles données quantitatives permettent de le mettre en lumière sur plusieurs épisodes historiques importants. Au milieu du XIXe siècle, l’industrie textile britannique subit un choc brutal lors de la guerre de Sécession américaine : le blocus du coton sudiste prive l’Angleterre de sa principale matière première. Confrontés à cette pénurie de coton, les industriels britanniques durent se tourner vers le coton indien, abondant mais de nature très différente et peu adapté aux chaines de production existantes. Cette adaptation forcée a suscité une vague d’innovations rapide pour modifier les procédés de filature et de tissage en fonction de la nouvelle fibre. L’économiste Walker Hanlon a montré qu’en pleine “Cotton Famine” (1861-1865), les dépôts de brevets en Grande-Bretagne ont bondi pour exploiter le coton indien devenu disponible, avec succès. La nécessité a ainsi poussé les inventeurs vers des solutions alternatives, confirmant que le manque peut stimuler l’ingéniosité.

Toujours au XIXe siècle et en Angleterre, la rareté de main-d’œuvre a également favorisé l’adoption de technologies innovantes. Durant les guerres napoléoniennes, le recrutement massif de soldats par l’armée provoqua une pénurie de travailleurs dans certains ateliers. Privés de bras, de nombreux employeurs n’eurent d’autre choix que d’investir dans des machines pour maintenir la production. Des travaux récents de Hans-Joachim Voth confirment qu’en Angleterre, les zones ayant perdu beaucoup d’ouvriers conscrits ont mécanisé plus vite leurs processus de production. Plus les soldats étaient recrutés intensivement dans un comté, plus on y installait de machines économisant la main-d’œuvre. En d’autres termes, la contrainte de la pénurie de travailleurs a accéléré la transition vers des techniques industrielles, par exemple l’adoption de métiers à tisser mécaniques, ce qui a contribué à faire entrer les usines pleinement dans la révolution industrielle. Fait notable, ces régions pionnières dans l’adaptation aux pénuries de main-d’œuvre ont ensuite vu leur technologie progresser plus rapidement que les autres. Ici encore, l’urgence économique (manque de personnel) a forcé la main du progrès.

La France a également connu un épisode similaire comme le montre un travail récent que nous avons mené sur la Première Guerre mondiale. Le conflit a en effet laissé le pays orphelin de 1,3 million d’hommes, soit environ 15 % des hommes en âge de travailler. Ce choc démographique a été particulièrement brutal dans les régions rurales et agricoles, où la main-d’œuvre manquait déjà. Or, là où les pertes humaines furent les plus lourdes, on observe dans les années 1920 un sursaut d’innovation localisé particulièrement concentré dans les technologies agricoles permettant de remplacer les humains devenus trop rares. Cette réponse n’est toutefois visible que lorsque le niveau d’éducation locale est suffisamment important. En d’autres termes, la pénurie a stimulé l’innovation, mais uniquement là où les compétences permettaient d’y répondre. Ce phénomène déjà visible dès 1920 a permis au pays de continuer à produire et à accélérer son changement structurel, passant d’une économie agricole à une économie industrielle.

D’autres épisodes où les crises stimulent l’innovation ont été étudié récemment. Les périodes de guerre, en particulier, agissent souvent comme des « accélérateurs technologiques ». La Seconde Guerre mondiale ont vu émerger un éventail d’inventions décisives sous la pression du conflit : le radar, la pénicilline produite à l’échelle industrielle, le moteur à réaction, sans oublier l’ordinateur primitif développé pour le déchiffrement ou les débuts du nucléaire. Au-delà de ces grandes inventions, la contrainte a aussi dopé l’efficacité dans l’appareil productif. Par exemple, durant la Seconde Guerre mondiale, la demande massive d’avions de combat par le gouvernement américain a obligé les usines aéronautiques à innover dans l’urgence. Les ateliers tournant à pleine capacité ont dû améliorer leurs méthodes de production, recourir davantage à la sous-traitance et même lutter contre l’absentéisme pour tenir les cadences. Cet “apprentissage par nécessité” comme l’appelle l’économiste Ethan Ilzetzki a été tellement spectaculaire que les objectifs fixés par Roosevelt à horizon 5 ans ont été déjà dépassés à la fin de l’année 1941. Ce phénomène peut être vu comme une forme extrême de la notion de “learning by doing” formalisée par Kenneth Arrow, qui déjà à l’époque utilisait la production de bombardiers comme exemples d’une courbe d’apprentissage liée à l’expérience accumulée. Des analyses empiriques ultérieures, comme celle de Kazuhiro Mishina, ont d’ailleurs mis en lumière avec précision comment l’organisation de l’usine Boeing et l’optimisation progressive des processus, et non pas l’augmentation du temps de travail, ont permis une baisse spectaculaire des coûts unitaires, traduisant un véritable apprentissage incorporé dans le système productif lui-même. Quand chaque ressource manque et que chaque minute compte, l’incitation à faire « mieux, plus vite, avec moins » devient vitale, débouchant sur des progrès qu’en temps normal on aurait mis des années à accomplir.

Si l’innovation par nécessité ressort comme un puissant levier en temps de crise, il convient de souligner que ce n’est pas une recette miraculeuse qui opère spontanément dans n’importe quel contexte. Pour transformer une contrainte en progrès, encore faut-il disposer des connaissances, compétences et moyens capables de répondre au défi. Les exemples historiques le montrent bien : la Grande-Bretagne du XIXe siècle avait un vivier d’ingénieurs et d’ouvriers qualifiés, ainsi qu’un système de brevets et des capitaux, sans lesquels les pénuries de coton ou de main-d’œuvre n’auraient peut-être conduit qu’à la stagnation ou à la régression. La réponse du monde agricole français à la pénurie de main d’oeuvre suite à la première guerre mondiale est également surtout visible dans les régions déjà suffisamment éduquées et de même, les innovations ukrainiennes actuelles s’appuient sur un haut niveau d’éducation technique de la population et sur l’aide matérielle de partenaires étrangers. La nécessité aiguillonne l’innovation, mais ne la garantit pas, il faut un terreau propice pour que l’étincelle de la contrainte allume un feu créatif.

Par ailleurs, compter sur les crises comme moteurs principaux du progrès peut s’avérer dangereux. Certes, l’humanité est parfois capable d’accomplir des bonds technologiques sous la pression d’un péril immédiat. La pandémie de Covid-19 a permis de développer des vaccins en un temps record. Mais attendre d’être acculé pour innover comporte des risques immenses et miser sur l’adaptation contrainte dans un monde instable est un pari risqué. Cette leçon vaut tout particulièrement pour les enjeux écologiques. Le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité ou l’épuisement des ressources appellent des transformations profondes. Si l’on attend que la contrainte devienne insoutenable, un réflexe devenu peut être trop naturel, il sera trop tard. Autrement dit, si la nécessité pousse à innover, la lucidité et l’anticipation sont des vertus plus sûres. Préparer l’innovation, c’est éviter d’avoir à improviser dans l’urgence.