Pourquoi les chaussures asiatiques font mal aux Italiens edit

10 octobre 2006

La décision de la Commission européenne de proroger pour deux ans les mesures anti-dumping sur les importations de chaussures chinoises et vietnamiennes a été saluée comme une victoire par les producteurs italiens, mais aussi par le ministre du Commerce extérieur, Emma Bonino, qui a activement négocié cette mesure alors même qu’elle est considérée comme la ministre la plus libérale de l'équipe Prodi. On peut cependant émettre quelques doutes quant à l’efficacité de cette mesure pour aider nos entreprises à retrouver des marges de manoeuvre, se réorganiser et faire face la concurrence internationale.

En premier lieu, ces mesures risquent d'être davantage une fragile protection pour le manque d'efficacité de nos producteurs que la punition de comportements déloyaux.

Considérons en effet les règles de l’OMC. Celles-ci prévoient la possibilité de lancer une action anti-dumping contre un concurrent déloyal adoptant des pratiques de prix prédatrices ; en d’autres termes, lorsque les produits sont vendus en-dessous du prix coûtant pour accaparer des parts de marché et affaiblir les concurrents corrects. Si l’on observe des prix particulièrement bas (ceux des chaussures en cuir chinoises et vietnamiennes ont baissé en moyenne de 27% depuis 2001), il faut cependant être en mesure de prouver que cela traduit un comportement prédateur plutôt qu’un simple gain d’efficacité des exportateurs. Pour ce faire, les procédures établies par l’OMC sont complexes : elles prévoient une comparaison des prix à l'export avec les prix domestiques et les coûts de production. Dans le cas de pays comme la Chine, qu’on ne peut pas pleinement considérer comme une économie de marché, les coûts et les prix domestiques sont peu significatifs. Il est alors nécessaire de faire référence aux coûts de production d'un pays analogue, qui ait une économie de marché et des caractéristiques semblables, en termes de disponibilité des facteurs productifs, au pays en accusation. Dans le cas qui nous occupe, le pays utilisé comme référence a été… le Brésil. Il est clair que sur cette base la présomption de dumping est sujette à caution.

La Commission européenne, c’est vrai, soutient que la décision a été prise après quinze mois d'enquête auprès des producteurs vietnamiens et chinois et après avoir relevé des interventions publiques faussant la concurrence, comme des subventions et exemptions fiscales qui permettent aux entreprises de financer des actions prédatrices. Mais là encore, si l'adoption de ces mesures de soutien aux entreprises est justement interdite dans le cadre de l’OMC, qui prévoit une disposition précise pour les contrer (disposition qui engage directement le tribunal de l'organisation et a donc un caractère de sanction multilatérale), elle n’implique pas forcément de pratiques prédatrices et ne saurait donc suffire à justifier une action antidumping (qui est en revanche une action décidée unilatéralement par l'Union Européenne).

Seconde question à prendre en considération : quels dommages le dumping a-t-il effectivement infligé aux producteurs européens ? Cette évaluation est une condition nécessaire pour l'adoption des mesures de sauvegarde. La Commission évoque une contraction de 30% de la production européenne depuis 2001. Mais elle ne précise pas dans quelle proportion cette contraction est imputable à des pratiques commerciales déloyales de la part de nos concurrents, et dans quelle mesure elle est imputable à leur plus grande efficacité. Or, la chute des prix depuis 2001 est en grande partie due à la libéralisation des importations, bien plus qu’à une concurrence déloyale. Celle-ci ne représente probablement que quelques points. En outre, la contraction des volumes produits a surtout concerné les chaussures de faible qualité, alors que les chiffres de nos exportations montrent qu'il y a eu un certain renforcement du segment de qualité moyenne haute.

On peut donc douter de la pertinence de ces mesures. Deux ans de droits anti-dumping ne changeront guère la donne et ne suffiront pas à donner aux entreprises européennes persistant dans le segment de la basse qualité une marge de manoeuvre pour se réorganiser et mieux affronter la concurrence internationale.

Si cette mesure est favorable à certains de nos producteurs de chaussures, on ne peut en dire autant de ceux qui exportent et risquent de subir des mesures de rétorsion. Et elle ne sera certainement pas favorable aux consommateurs, notamment les plus pauvres (rappelons au passage que les chaussures d'enfants sont comprises dans la mesure). Ces intérêts divergents se sont traduits dans le vote sur les mesures. Pour que celles-ci soient adoptées, il suffisait qu’il n’y ait pas de majorité d’opposition parmi les 25 membres de l'Union. La décision est passée avec 9 votes favorables, 12 contre et 4 abstentions. En d'autres termes, elle est passée non pas parce qu'il y avait une majorité en sa faveur, mais parce qu'on n'a pas formé de majorité contre elle. Les pays qui ont soutenu la mesure sont ceux du Sud de l’Europe, alors que les opposants étaient les pays du Nord, qui sont des importateurs nets de chaussures et se préoccupent donc plus des consommateurs que des producteurs.

Une note positive pour finir. Il est possible de mettre en oeuvre des mesures défensives dans un cadre de référence précis, parce que tant la Chine que l’Europe appartiennent à l’OMC (le Vietnam va y entrer). Si ce n'était pas le cas, on glisserait dans une guerre commerciale sans règles, une perspective bien pire pour l’avenir du commerce mondial. J'espère pour nos exportateurs que la réaction de la Chine ne sera pas disproportionnée, mais de toute façon l'existence d'un système de règles globales garantit des solutions relativement ordonnées et contenues. Elément que les critiques de l’OMC oublient trop souvent.