Sur un brevet d'humanisme edit

Dec. 9, 2019

« Elle (Marine Le Pen) est en train de faire un progrès en quelque sorte en direction de l'humanisme, je ne vais pas quand même me plaindre de ça, et quant à ses adhérents sur le terrain, ils sont bienvenus. » Cette petite phrase de Jean-Luc Mélenchon, prononcée le 5 décembre dans la manifestation marseillaise, sur le soutien de Marine Le Pen au mouvement de grève contre la réforme des retraites engagée par le gouvernement a provoqué inévitablement la controverse-sans doute était-ce le but. Elle a surpris, à l'évidence, dans les rangs mêmes de La France insoumise, dont plusieurs animateurs se sont empressés de la minimiser. Elle a amené, en revanche, plusieurs personnalités de La République En Marche à parler d'une alliance « rouge-brun », et des dirigeants socialistes, dont le premier d'entre eux, Olivier Faure, à faire part de leur incompréhension. Jean Luc Mélenchon lui-même a demandé que l'on cite l'intégralité de ses propos avec cette phrase: « D'habitude, elle passe son temps à chercher des pouilles aux Arabes et aux musulmans, aujourd'hui, elle comprend que, quelle que soit sa religion ou sa couleur de peau, on a tous des intérêts communs et qu'on est semblables, et qu'à partir de 60 ans et plus tout le monde est fatigué. » Il a pour qualifier le terme d'humanisme invoqué l'humour...

Alors, beaucoup de bruit pour pas grand chose? Cela a déjà été vite remplacé par d'autres propos dans la période tumultueuse que nous traversons. Pourtant cela mérite que l'on s'y arrête un moment. Car, s'il est erroné d'évoquer une alliance « rouge-brun », comme il a été dit – trop de différences existent, notamment en matière d'immigration et de rapport à l'islam, et les cadres de La France Insoumise ont tous une culture forgée dans le militantisme de l'extrême gauche – les effets politiques ont des conséquences qui ne peuvent pas être innocentes (et involontaires).

Il y a trois intentions, en effet, qui peuvent être explicitées. La première – la plus évidente –  est de parler à un électorat rallié au Rassemblement national qui vient en petite part de La France insoumise, si l'on en juge d'après les études d'opinion après les élections européennes, alors que l'électorat de cette dernière a fondu. La seconde intention est de donner une priorité politique absolue à l'anti-macronisme, et, là, tout est bon pour ce faire. Dans son Blog du 4 décembre, Jean Luc Mélenchon marque clairement qu'il faut unir toutes les colères : « Dans le moment, cela affaiblit le camp macroniste et augmente la force d'évidence et de légitimité de l'insurrection. » Mais il serait bien naïf de penser que l'habitude ne se prend pas de mêler aujourd'hui les mécontentements et demain les voix. Car si Emmanuel Macron est l'ennemi prioritaire, qui détruit consciencieusement le modèle social français, il sera difficile à appeler à voter pour lui dans un deuxième tour d'élection présidentielle. Cela avait été déjà le cas lors du second tour de 2017. Alors, après cinq années d'exercice du pouvoir plus qu'agitées, qu'en sera-t-il ? La troisième intention est d'ordre stratégique : il s'agit toujours pour Jean Luc Mélenchon – qui l'a théorisé dans plusieurs livres et interventions – de construire un « bloc historique populaire », pour reprendre les termes de Gramsci, actualisés par les théoriciens du populisme de gauche, Ernest Laclau et Chantal Mouffe. Le but est de dépasser le clivage entre la gauche et la droite traditionnelles en s'appuyant sur toutes les mobilisations sociales et culturelles pour isoler les élites politiques et économiques. Le mouvement des Gilets jaunes, que la France insoumise a soutenu fortement, ne l'a pas permis. Décembre 2019  sera-t-il une « divine surprise »?

Mais, d'ores et déjà, l'idée que tout cela pourrait être directement profitable à Jean-Luc Mélenchon pour 2022, est plus que problématique. Car un populisme, celui de Marine Le Pen, est en train de l'emporter sur l'autre. Les élections européennes l'ont montré. Et si les élections municipales seront difficiles pour le Rassemblement national, les élections départementales et régionales montreront qu'il regroupe environ un tiers de l'électorat. Si bien que cet épisode incite plutôt à considérer le positionnement de Marine Le Pen et sa stratégie. Son soutien au mouvement social, qui ne se veut pas ostentatoire, pas plus que n'a été son approbation du mouvement des Gilets jaunes, a un but électoral clair, attirer le plus naturellement possible les électeurs qui rejettent la politique et la personne d'Emmanuel Macron. Cette discrétion relative s'explique également par la forte hétérogénéité  du « bloc » qu'elle entend constituer avec un vieil électorat d'extrême droite, des catholiques traditionalistes, des catégories populaires touchées par la désindustrialisation, des populations de la France dite « périphérique », portant un vote protestataire, des éléments des forces de sécurité à la recherche d'une autorité plus forte etc. ; tout cela ne peut être rassemblé que par des sentiments et des passions de forte opposition.

C'est d'ailleurs là que la stratégie d'Emmanuel Macron peut être dangereuse. Car à ne vouloir opposer à toute force que deux camps, il fait le jeu de Marine Le Pen : aux « progressistes », un peu en mal de progrès, et aux « conservateurs », elle substitue le duel des « mondialistes » et des « patriotes ». Tout ce qui renforce ce face-à-face est donc bon à prendre. Jean-Luc Mélenchon croit travailler pour rétablir sa situation, en fait, il apporte de l'eau à ce moulin pervers.

Car pour gagner une élection présidentielle, il y a trois conditions : il faut que le partage entre deux camps soit le plus net possible, il faut être suffisamment haut au premier tour de l'élection, il faut être acceptable au second tour par le plus grand nombre. Des exemples étrangers montrent que la victoire des populismes est déjà une réalité dans plusieurs pays. De cette vague mondiale, Marine Le Pen tire une légitimité qu'il ne faut pas sous-estimer. C'est à cette lumière que le brevet d'humanisme attribué à Marine Le Pen revêt tout de même une certaine importance. Car, quelle que soit l'intention qui a présidé à ses propos, le résultat est d'aider à la progression de Rassemblement national en accroissant sa capacité de réunir des électorats différents. Il est vrai qu'en 1991, Jean-Luc Mélenchon avait publié un livre intitulé À la conquête du chaos. Mais nul ne sait ce qui sort du chaos...