Le retour des valeurs edit

21 avril 2007

Ces dernières semaines l’identité nationale a été au cœur des débats, mais le travail, l’autorité, la famille ont été également des thèmes très présents depuis le début de la compétition. Les valeurs, c’est-à-dire les grandes orientations qui fondent le sentiment d’appartenance à une communauté, reviennent en force dans la campagne présidentielle.

Ce qui frappe évidemment l’observateur, surtout s’il a entre 50 et 60 ans et a vécu sa jeunesse durant les années 1960-70 et leur atmosphère libertaire, c’est la prégnance, dans le discours des principaux candidats (à gauche, comme à droite) de valeurs « traditionnelles ». Alors, oubliés l’anti-autoritarisme, l’exaltation de la liberté personnelle, le rejet des conventions qui semblaient irrésistiblement gagner la société tout entière il y a une trentaine d’années ?

Cette orientation de la campagne n’est évidemment que le reflet de la société française elle-même. Il faut rappeler tout d’abord que, contrairement à ce que pourrait laisser croire le prisme déformant des années 1960, les valeurs « traditionnelles » (c’est-à-dire celles qui mettent en avant la valeur du passé en tant que tel et le respect qui est dû à ceux qui en sont les dépositaires et les transmettent) n’ont jamais disparu du paysage. Les enquêtes sur les valeurs menées depuis une vingtaine d’année en Europe montrent que la tension entre la modernité et la tradition a toujours été au cœur des valeurs et continue de l’être, contrairement aux prédictions des théoriciens de la modernité des années 1950-60 qui pensaient que toutes les sociétés convergeraient vers les valeurs modernes (celles qui mettent en avant la liberté et l’autonomie individuelles) par abandon pur et simple des valeurs traditionnelles.

Non seulement ce n’est pas ce qui s’est produit, mais il semble même que la dernière décennie ait vu le retour en force de certaines valeurs « traditionnelles » comme l’autorité. De leur côté, les spécialistes de la religion qui analysaient la sécularisation comme devant aboutir à la disparition complète des valeurs et références religieuses du paysage ont, eux aussi, été démentis. La religiosité comme engagement institutionnel continue certes de s’affaiblir, mais la religiosité comme croyances en un au-delà connaît au contraire un regain.

Alors, ce mouvement doit-il s’analyser comme un retour à un état moral de la société antérieur à ce qui n’aurait été que la parenthèse exaltée et éphémère des années 1960 ? Les choses ne sont pas aussi simples, le mouvement de modernisation des mœurs ne s’est évidemment pas purement et simplement arrêté mais des évolutions divergentes sont apparues selon les domaines qu’on considère.

Grossièrement on peut dire que les Français (et les Européens) adhèreraient volontiers à un slogan qui serait du type « liberté privée et ordre public ». La « liberté privée », c’est la reconnaissance pour chacun du droit de choisir, en toute liberté, sa manière de vivre et de penser. Ce mouvement d’individualisation des mœurs est puissant et ne s’est pas démenti depuis les années 1960. On en voit, dans les enquêtes, une manifestation spectaculaire, dans l’évolution de la tolérance à l’égard de l’homosexualité. Il est rare de voir, à propos des valeurs, des évolutions de grande ampleur : c’est pourtant ce qui s’est produit dans ce domaine, le pourcentage de Français qui condamnent l’homosexualité a été divisé par plus de deux en vingt ans.

Mais, en même temps, les Français semblent s’inquiéter de plus en plus des effets de l’exercice de la liberté individuelle sur la vie sociale (d’où la remontée de la demande d’autorité). C’est cette tension entre l’exercice de la liberté individuelle et sa régulation dans la vie publique qui est au cœur du système des valeurs aujourd’hui. Les parents (c’est-à-dire une grande part des Français) sont évidemment les premiers à expérimenter cette difficulté à concilier l’autonomie de leurs enfants (qui est un fait sur lequel on ne peut revenir) et le respect de quelques règles élémentaires de savoir-vivre et d’être ensemble. Mais cette tension ne s’exprime pas qu’à l’intérieur des familles, elle a gagné la société toute entière et se manifeste périodiquement dans la vie sociale ordinaire, notamment avec les jeunes, à l’école ou simplement dans l’espace public. C’est ce qu’on a appelé la montée des « incivilités ».

Les deux principaux candidats ont parfaitement senti cette demande de l’opinion et sur ce plan, leurs propos et leurs programmes ne sont finalement pas si éloignés. Tous deux veulent remettre l’autorité au cœur de l’action publique sans renoncer à la modernisation des mœurs. On peut sans doute se féliciter que les excès de l’idéologie libertaire soient corrigés, même s’il serait totalement illusoire de penser que le rappel incantatoire du principe d’autorité suffira à apaiser les tensions de la vie sociale ordinaire. Concernant les jeunes générations notamment, il faut plutôt penser à inventer, dans les familles, à l’école, dans les cités, sans démagogie mais sans autoritarisme, un nouveau mode d’exercice négocié de l’autorité.

Un point de tension particulièrement intense devra, sur ce plan, être l’objet de l’attention de la prochaine équipe aux commandes : la tension entre les jeunes et la police, dont les récents événements de la Gare du nord viennent de fournir une nouvelle illustration. Ce conflit latent ne pourra être réglé par des simples mesures d’ordre public : il y a une crise profonde de légitimité de la police chez les jeunes des quartiers sensibles dont des rapports récents montrent la profondeur (voir le rapport

du Centre d’analyse stratégique sur Saint-Denis et Aulnay-sous-bois).

C’est d’ailleurs une des failles du discours en matière de sécurité de Nicolas Sarkozy dont, curieusement, ses adversaires politiques n’ont pas vraiment tiré argument : la police ne peut accomplir correctement son travail que si son action est admise par les habitants des territoires sur lesquels elle intervient. Force est de constater que ce n’est pas le cas chez une très grande partie des jeunes des quartiers sensibles. Un audit approfondi de cette question est urgent.