Du rétrécissement, et du renforcement de notre Parlement edit

13 mars 2018

 

Par Emmanuelle Auriol et Robert Gary-Bobo

 

Le 28 février dernier, Telos a publié un article de Thomas Ehrhard et Olivier Rozenberg, intitulé «Chérie, j’ai rétréci le Parlement». Sous ce titre amusant, l’article rend compte d’une étude de ces mêmes auteurs (disponible sur le site du LIEPP) qui traite de la question du nombre des députés. Cette note, en substance, conclut que la réduction d’un tiers du nombre des parlementaires proposée par Emmanuel Macron en 2017 est une mesure qui n’est pas justifiée, et dont les effets prévisibles semblent même indésirables. Les auteurs s’appuient pour leur démonstration sur un certain nombre d’arguments qui nous paraissent tout à fait discutables.

Ehrhard et Rozenberg expriment des interrogations légitimes et nous devons faire attention à ne pas formuler de jugements à l’emporte-pièce, car cette question du nombre optimal des représentants est difficile, et d’ailleurs peu étudiée. On risque aussi de friser l’anti-parlementarisme : la circonspection s’impose.

Dans une recherche que nous avons publiée en 2007, nous abordions cette question, et à l’époque, Telos nous avait permis d’en rendre compte par un article court (ainsi que le site européen Vox EU). Le nombre optimal de représentants doit réaliser un compromis entre une bonne représentation de la diversité des opinions et l’efficacité économique, qui se présente sous plusieurs aspects. Un trop petit nombre contredirait l’idée même de démocratie représentative, tandis qu’un trop grand nombre nous entraînerait vers la « confusion de la multitude », pour reprendre les termes de James Madison, père fondateur de la Constitution américaine.

En réalité, un grand nombre de députés n’est pas seulement coûteux pour les contribuables ; il amoindrit les incitations à l’effort des députés, jusqu’à rendre ces derniers essentiellement passifs. Cet effort peut être mesuré, quoiqu’imparfaitement, par divers indicateurs et il y a matière à discussion[1] ; mais nous pensons fondamentalement que des députés moins nombreux seront individuellement plus influents et que, plus influents, ils seront aussi plus motivés pour exercer une réflexion et une créativité individuelles.

Si on laisse de côté les interventions en séance pour la galerie, et pour les caméras, des personnalités éloquentes ou charismatiques, au sein d’une grande assemblée, un député n’a en général d’influence réelle que dans la mesure où il appartient à un bloc discipliné, en tant que membre d’un « parti godillot», qui vote comme un seul homme. Pour le reste, il peut bien s’abstenir de travailler, sauf bien sûr à sa réélection.

Nous vivons dans un monde où les dossiers venant en discussion sont de plus en plus techniques, où ils exigent étude et réflexion. La contrepartie nécessaire de notre président, « Jupiter Elyséen », qui, au passage, incarne si bien l’esprit de l’exécutif sous la Ve République, c’est un Parlement redressé et actif, alors que la Ve République, tout le monde en convient, l’a rabaissé. C’est ce que nous aimerions : voir se renforcer le Parlement. Nous voulons une Assemblée de législateurs qui s’occupent des problèmes nationaux (gardant bien sûr à l’esprit l’exemple de leur circonscription), et non pas une assemblée d’élus locaux qui viennent à Paris pour relayer les doléances de leur territoire. Tout cela va de pair avec les nouveaux textes relatifs au cumul des mandats. Les économies sur le budget des assemblées sont un souci de second ordre à côté de celui-là.  L’argent économisé en réduisant le nombre des représentants pourrait même être utilisé à augmenter les salaires de ceux qui restent, parce que c’est un bon moyen de réduire certaines tentations, et à augmenter leurs moyens de travail : les assemblées auraient besoin de disposer de leur propre centre de recherche en économie, de leur propre institut de statistique, pour être capables de formuler des avis différents de ceux du gouvernement et de ses technocrates.

De plus, Ehrhard et Rozenberg n’utilisent pas la méthode d’analyse qui nous semble appropriée à l’objet d’étude. Ils comparent les nombres d’habitants par député dans le temps et entre pays et ils s’inquiètent de ce que le nombre d’élus n’ait pas suivi la croissance démographique de la population dans les mêmes proportions : en d’autres termes, les ratios du nombre de citoyens par député ont baissé au cours du temps. La belle affaire ! On sait bien que le nombre de législateurs n’est pas une fonction linéaire de la taille de la population. La courbe qui lie le nombre de représentants à sa population ressemble plutôt à la racine carrée. C’est en substance ce que nous avons montré dans notre recherche de 2007[2]. Plus précisément, nous observons que dans le monde (et pas seulement en Europe), le logarithme du nombre des représentants est fonction linéaire du logarithme de la population, avec une pente de l’ordre de 0,4 (donc une pente un peu plus faible que la racine carrée, qui correspond à 0,5). Les taux de représentation de l’Inde, des Etats-Unis et de la Belgique se comparent (et se comprennent) fort bien avec l’échelle logarithmique – mais pas du tout avec une échelle en niveau.

Une question de méthode

Ensuite, nous pensons qu’il faut étudier (et c’est ce que nous avons fait) le nombre total de représentants nationaux : il faut additionner les députés et les sénateurs, additionner la chambre haute et la chambre basse, partout où il y a une seconde chambre (sauf au Royaume-Uni où la pléthore de Lords ne signifie pas grand-chose). Ehrhard et Rozenberg ont laissé de côté les secondes chambres. Or, négliger ces dernières n’est pas correct, car il faut tenir compte de tous les représentants qui partagent un même domaine de compétences. Le jugement peut être biaisé si on néglige de compter ce qui devrait l’être. Avec cette méthode, la France, l’Italie et l’Espagne apparaissent comme des pays où il y a trop de représentants. L’Allemagne a aujourd’hui un nombre de députés variable à cause d’une bizarrerie de sa la loi électorale, qui combine élections au scrutin uninominal et au scrutin de liste, pour le Bundestag. Nous faisons d’ailleurs le pari que ce système sera bientôt amendé.

Enfin, pour conclure, nous pensons que dans l’état actuel, la politique qui consiste à réduire le nombre de députés et de sénateurs français est la bonne. Nous avions suggéré que la suppression du Sénat était juste suffisante pour ramener la France près de la courbe moyenne. Si on souhaite conserver la seconde chambre, pour des raisons sans doute assez valables que nous ne discuterons pas ici, alors, réduire le nombre de députés et de sénateurs chacun d’un tiers paraît raisonnable.

Quant au Conseil économique et social, le fait qu’il soit aussi « environnemental » ne changera rien au fait que nous ne verserons pas une larme, si on le supprime purement et simplement. Ehrhard et Rozenberg craignent que la réduction du nombre des circonscriptions rende le centre encore plus écrasant et ne réduise le nombre des députés du Front National, de la France Insoumise, du PCF et de ce qui reste du PS. Ils ont sans doute raison. Il faut donc instaurer une « dose de proportionnelle », dont on parle depuis des années, pour corriger ce défaut.

 

[1]Cf. par exemple l’article de Touria Jaaidane dans la Revue d’économie politique, 2017, no 5.

[2] Publiée dans Public Choice en 2012.