Du charcutage électoral en Amérique edit

6 septembre 2019

David Lewis, congressiste de l’état de Caroline du Nord et membre républicain du Comité de Redistribution des Districts d’Etat, affirmait avec une sincérité louable, lors du débat sur la réforme de la carte électorale de 2016, que « choisir des républicains c’est mieux que de choisir des démocrates, et c’est pourquoi j’ai dessiné une carte pour aider à favoriser ce qui me semble le mieux pour le pays… c’est pour cela que je propose que nous découpions les cartes électorales pour donner un avantage partisan à dix républicains et à trois démocrates ; parce que je ne crois pas qu’il soit possible de faire un découpage pour donner un avantage à onze républicains et deux démocrates ».

Le plan de Lewis et de ses collègues républicains, comme d’autres plans similaires des démocrates dans les états contrôlés par ces derniers, a fonctionné à la perfection avec l’aide précieuse de logiciels sophistiqués : en 2016, les républicains ont obtenu 53% des votes dans l’état de Caroline du Nord mais ils ont gagné 10 des 13 districts ; et ils ont répété l’opération lors des élections de 2018.

Les démocrates, vaincus électoralement en Caroline du Nord, et les républicains, vaincus au Maryland, sont allés devant les tribunaux fédéraux pour obtenir que ces découpages partisans soient déclarés inconstitutionnels. Les tribunaux ont accepté de se prononcer sur ces cas, et certains se sont également prononcés sur le fond de la question ; en Caroline du Nord, ils ont statué que le gerrymandering, une pratique qui a plus de 200 ans d’âge et consiste à faire un découpage électoral arbitraire pour favoriser les intérêts d’une option politique déterminée ou pour favoriser la représentativité de secteurs concrets de la population, constituait une violation flagrante de la Constitution.

Le nom de Gerrymandering vient de son inventeur Elbridge Gerry, gouverneur de l’état du Massachusetts, qui réalisa en 1812 une distribution électorale disproportionnée pour favoriser son parti. Le découpage résultant avait, selon la Boston Gazette, la forme d’une salamandre, et c’est de l’union du nom de famille du gouverneur et des deux dernières syllabes de salamandre (salamander) qu’est né le  verbe « Gerrymander ».

Au début des années 1960, de nombreux cas de Gerrymandering sont arrivés jusqu’à la Cour Suprême, présidée à cette époque par le mythique Chief Justice Earl Warren, rapporteur en 1954 de la fameuse affaire « Brown v. Board of Education of Topeka » où il a été conclu que « dans le domaine de l’enseignement public il n’y a pas de place pour la doctrine séparés mais égaux. Un système avec des écoles séparées est intrinsèquement inégalitaire ».

Le sujet des inégalités raciales était précisément au cœur des politiques de découpage électoral, ce qui provoquait une sous-représentation des zones où habitaient une majorité de personnes de couleur. Et, dans une série de sentences dictées entre 1962 (‘Baker v. Carr’) et 1964 (‘Reynolds v. Sims’) qualifiées à raison d’historiques, la Cour Suprême révisa le système électoral de 36 Etats et déclara inconstitutionnels tous les découpages qui présentaient une inégalité raciale évidente dans le poids des circonscriptions électorales.

C’est ainsi qu’en premier lieu, dans Baker v. Carr, la Cour Suprême a statué qu’un appel basé sur la clause de protection équitable et qui mette en question la constitutionalité du découpage électoral dans les districts électoraux lors des élections législatives au niveau de l’état parce que le droit au suffrage universel de certains citoyens était substantiellement entravé, pouvait être recevable et jugée par les tribunaux fédéraux.

En second lieu, dans ‘Wesberry v. Sanders’, la Cour a conclu que « la participation pleine et effective de tous les citoyens dans le gouvernement de l’état requiert que chacun ait en pratique la même voix dans l’élection des membres du Parlement de l’état. C’est ce que demande la forme moderne de gouvernement et c’est ce que la Constitution exige ».

Dans “Gray v. Sanders”, la Cour Suprême a déclaré que le système de l’état de Géorgie de distribution des sièges par comté applicables aux primaires était inconstitutionnel, car il sous-estimait la valeur des votes de certains électeurs en fonction de leur résidence.

Et dans ‘Reynols v. Sims’, la Cour a proclamé que “si un état établissait que les votes des citoyens d’une partie de son territoire valaient deux fois, ou cinq fois ou 10 fois plus que ceux de citoyens résidant dans une autre partie de l’état, on pourrait difficilement argumenter que le droit de vote des résidents de ces zones défavorisées ait été respecté. Donner une moindre valeur aux votes selon le lieu de résidence porte atteinte aux droits fondamentaux du 14e amendement, comme si c’était une discrimination arbitraire basée sur la race (Brown v. Board of Education) ou sur le niveau économique (« Griffin v. Illinois »). « Le poids inférieur ou supérieur du vote d’un citoyen ne peut pas dépendre du lieu où il réside. C’est ce que commande la clause de protection équitable de notre Constitution. C’est une partie essentielle de l’Etat de Droit. Elle est au cœur de l’idée de Lincoln : un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple… si nous considérons que l’exercice du droit de vote libre et sans conditions sert à protéger les autres droits civils et politiques, toute atteinte au droit de vote des citoyens doit être analysée avec soin et méticulosité. Comme nous l’avions dit il y a presque 100 ans dans ‘Yick Wo v. Hopkins’, “le droit de vote est le droit politique fondamental car il garantit tous les autres droits” ».

Mais voilà, toute cette jurisprudence articulée par un tribunal très activiste vient d’être rejetée, avec une nuance importante : aujourd’hui ce ne sont pas les critères raciaux qui sont en jeu dans la décision rendue par la Cour Suprême le 27 juin 2019 dans les cas de « Rucho et Alii v. Common Cause et « Alii (pour la Caroline du Nord) et Linda H. Lamone et Alii, Apellants v. O. John Benisek et Alii (pour l’Etat du Maryland). Le Chief Justice Roberts, rapporteur de la sentence soutenu par les juges Thomas, Alito, Gorsuch et Kavanaugh, ne remet pas en question, bien au contraire, le caractère partisan de la délimitation des districts électoraux, mais considère que les tribunaux fédéraux inférieurs en rang ont indûment exercé leurs fonctions lorsqu’ils l’ont déclaré inconstitutionnel. Il soutient qu’il n’y a pas dans la Constitution de normes qui les habilitent à statuer dans ce domaine, ou tout du moins des normes qui soient claires, utilisables et politiquement neutres. Il conclut en somme, que les recours contre le gerrymandering portent sur une question politique pour laquelle les tribunaux fédéraux ne sont pas compétents : “We conclude that partisan gerrymandering claims present political questions beyond the reach of the federal courts”. 

Cette conclusion a été mise en cause par les juges Kagan, Ginsburg, Breyer et Sotomayor, qui critiquent l’abandon des fonctions constitutionnelles de la Cour Suprême. Helen Kagan au nom de la minorité argumente que, devant les dommages sérieux portes à la gouvernance démocratique et les violations flagrantes des droits des personnes, la majorité refuse d’apporter quelque remède que ce soit. « Pour la première fois dans l’histoire de cette Nation, la majorité (des membres de la Cour Suprême) déclare ne pouvoir rien faire en ce qui concerne une violation constitutionnelle reconnue, au motif qu’elle a cherché partout et n’a pas pu trouver de norme viable qui puisse être appliquée ».

Il est probable que la Cour Warren serait d’accord aujourd’hui avec les thèses minoritaires ; il est également vrai que si le biais du découpage électoral pour les élections d’état avait eu une composante raciale, la Cour Roberts l’aurait rejeté. Cela prouve d’une part la persistance de la question raciale aux États-Unis et d’autre part que nous sommes devant un contrôle constitutionnel beaucoup plus contenu qu’il y a 60 ans. Alexis de Toqueville écrivait il y a près de deux siècles qu’aux États-Unis presque toutes les questions politiques finissaient tôt ou tard par devenir des questions juridiques. Aujourd’hui, la majorité de la Cour Suprême a répondu qu’elle n’était pas disposée à donner une réponse juridique à ce qu’elle considère comme des questions purement politiques.

Cet article a été publié par notre partenaire Agenda Publica. Traduction : Isabel Serrano