Immigration: débats italiens et enjeux européens edit

20 septembre 2023

Dans son discours sur l’état de l’Union, prononcé devant le Parlement européen le 13 septembre, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a déclaré qu’un accord sur l’immigration « est possible avant la fin de l’année ». Ce serait important, et ce d’autant plus que, en plus des millions de réfugiés en provenance d’Ukraine, nous assistons à une nouvelle vague sur les routes traditionnelles. Une vague exceptionnelle, même si elle est inférieure aux pics de 2015-2016, et qui touche notamment l’Italie. Dans un monde rationnel, l’accord serait en effet proche. Cependant, en matière d’immigration, nous ne sommes pas dans un monde rationnel. À l’exception des militants qui prêchent « le droit d’émigrer » mais ne sont représentés à aucune table de décision, la majorité de l’opinion publique, sans pour autant suivre les sirènes de ceux qui brandissent le danger de « l’invasion », est favorable à une limitation des entrées. Face à cela, les forces politiques au gouvernement, ou celles qui ont l’ambition d’y revenir, sont divisées en deux camps, chacun portant son lot d’incompréhensions. De ce point de vue, la situation italienne est emblématique : elle nous rappelle à quel point, partout, la politique reste esclave des émotions.

Les deux camps souhaitent lancer un grand plan d’aide à l’Afrique, soutenir la création de filières d’immigration légales, et ils désignent le crime organisé qui gère les flux illégaux comme l’ennemi principal à abattre. Ils sont aussi en théorie favorables à des accords non seulement avec les pays d’origine, mais aussi avec les pays de transit. C’est là que le consensus s’arrête. Le premier camp, bien incarné par Giorgia Meloni, se concentre sur l’objectif de bloquer complètement ou de minimiser les flux entrants, même par la force, peut-être avec un blocus naval. Se concentrer sur les frontières permet également de reléguer au second plan la redistribution des arrivées entre les États membres de l’UE, ce qui permet d’éviter les conflits dans le camp souverainiste avec des pays comme la Pologne et la Hongrie. Il prône au contraire le renforcement des filtres à l’entrée avec la création de nombreuses installations disséminées sur le territoire, où les arrivants seront détenus pour une durée maximale de 18 mois afin de limiter leur présence sur le territoire et dans l’espoir de rendre les rapatriements plus faciles, voire automatiques.

Ce sont des positions qui correspondent bien au penchant de la majorité de l’opinion publique et un observateur impartial ferait bien de ne pas les condamner a priori. Cependant, elles risquent d’être victimes de la distance qui sépare la rhétorique de la réalité. En effet, la question des droits de l’homme ne peut pas être mise de côté, et elle risque de revenir avec force à chaque tragédie en mer ou au signalement de manquements graves de la part des pays avec lesquels des accords doivent être conclus. Même les centres où les migrants seront détenus en attendant que leur cas soit examiné et tranché ne seront pas faciles à gérer. Enfin, l’expérience montre que même lorsqu’il existe des accords de réadmission, les retours sont lents, difficiles et coûteux. Le réalisme dit donc que même en appliquant la plus grande rigueur, un nombre significatif d’immigrés en situation irrégulière a vocation à rester sur notre territoire.

Face à ces difficultés objectives, le deuxième parti, qui regroupe toute la gauche italienne, ne parvient pas à proposer une alternative crédible. En effet, il n’a pas de véritable réponse à apporter aux intentions du gouvernement, si ce n’est d’exploiter ses difficultés et de s’opposer systématiquement en mettant en avant des considérations légitimes sur les droits de l’homme. Cela conduit ce deuxième camp à tout miser sur la redistribution en Europe et sur les couloirs des pays d’origine pour sélectionner l’immigration légale. Il devient facile, on le voit, de les accuser de prendre leurs désirs pour des réalités et d’être en réalité favorable à une immigration débridée.

Si Giorgia Meloni n’a donc pas grand-chose à craindre de son opposition, son incapacité à gérer la distance entre rhétorique et réalité risque de l’entraîner dans une spirale d’extrémisme au profit de ceux qui, tonnant contre « le danger d’invasion », invoquent la pureté ethnique et culturelle. Une dérive politiquement dangereuse, qui mettrait à mal la démocratie.

Dans ces conditions, les deux camps trouvent commode de rejeter la responsabilité sur l’Europe, coupable d’abandonner l’Italie à son sort. D’ailleurs, les difficultés de l’Europe dans cette affaire sont confirmées par la réaction d’Ursula von der Leyen, qui s’est rendue sans attendre à Lampedusa pour manifester sa solidarité avec l’Italie et sa Première ministre. Comme si cela ne suffisait pas, le fait que l’Europe soit un excellent bouc émissaire, et pas seulement pour l’Italie, est démontré par l’enthousiasme avec lequel Marion Maréchal Le Pen s’est précipitée elle aussi à Lampedusa pour condamner « l’incapacité de l’Europe à stopper l’invasion » ; une visite immédiatement suivie par tante Marine qui, portant le même message eurosceptique que sa nièce, était en Lombardie aux côtés de Matteo Salvini, l’allié querelleur de Meloni. Le problème, c’est que ce que l’UE pourrait faire, aussi utile soit-il, est également limité. La redistribution, même si l’on parvenait à se mettre d’accord sur un système efficace, n’aurait qu’un effet marginal. Quant au contrôle des frontières, une coordination européenne serait certainement utile, mais ceux qui brandissent la rhétorique de « Lampedusa comme frontière de l’Europe » oublient que les frontières sont l’un des éléments fondamentaux de la souveraineté nationale et que personne, et surtout pas l’actuel gouvernement italien, ne semble disposé à en confier la gestion à d’autres. L’Europe a toujours un rôle important à jouer dans la négociation des accords avec les pays d’origine et de transit. Cependant, les événements entourant l’accord à conclure avec la Tunisie montrent sa complexité.

Le problème est que personne n’a le courage de dire la vérité. L’Europe au sens de ses institutions, en se concentrant sur ce qu’elle peut faire d’utile, devrait clarifier honnêtement les limites de son action. Meloni et son gouvernement, laissant de côté la rhétorique des « millions qui se pressent aux frontières de l’Afrique », devraient plutôt avoir l’honnêteté d’expliquer que bloquer complètement les flux irréguliers est matériellement impossible, sauf à ouvrir le feu sur les barges. Que même avec des filtres plus efficaces, les rapatriements forcés sont très coûteux et pas faciles à appliquer. Que les filières régulières seraient très utiles à bien des égards, mais n’auraient que peu d’effet sur les flux irréguliers. Idem pour les nouveaux programmes de développement en Afrique, qui ne peuvent avoir qu’un effet à long terme. L’opposition, de son côté, pourrait admettre chiffres en main que la pression sur les routes Balkans-Orient et Méditerranée est très similaire ; tous les pays sont donc soumis à une pression aussi forte et aucun, sauf peut-être la Grèce et Malte, n’a droit à une solidarité particulière. Par conséquent, le fameux règlement de Dublin est certes dépassé et une certaine division serait utile à bien des points de vue, mais pas pour la raison proclamée. De plus, il faudrait admettre que l’Europe peut aider à la conclusion d’accords avec les pays de transit, qui seront cependant coûteux, précaires et ne respecteront pas forcément des critères irréprochables en matière de droits de l’homme. Cela impliquerait aussi d’arrêter de faire semblant de ne pas comprendre pourquoi les millions de réfugiés qui arrivent de l’Ukraine en guerre sont mieux accueillis que ceux qui arrivent d’Afrique ou du Moyen-Orient.

Enfin, le décalage entre les discours et la réalité sur la question des frontières, et le réflexe de se décharger sur l’Europe de responsabilités qu’elle ne peut pas assumer, sert aussi à masquer le fait qu’aucun pays n’a réussi à ce jour à résoudre le problème principal, celui qui conditionne tout le reste : comment intégrer efficacement, dans le respect de leur dignité mais aussi de nos valeurs, les immigrés qui, pour une raison ou pour une autre, ont vocation à rester chez nous. En gros, la phase cruciale et trop souvent négligée qui vient après l’accueil et les filtres. C’est-à-dire sortir du piège qui consiste à penser que les mesures actives d’intégration se traduisent nécessairement par des appels à plus d’immigration. En fin de compte, nous n’avons pas affaire à des chiffres ou à des machines, mais à deux catégories d’êtres humains avec leurs émotions, leurs traditions, leurs cultures, leurs ambitions et leurs craintes : nos citoyens et les migrants qui tentent de venir chez nous. C’est là que réside l’essence même du défi.

L’expérience nous montre que c’est possible, mais que c’est un engagement majeur qui doit être prolongé. Une « opération vérité » aux frontières, associée à une intégration efficace, permettrait de concilier deux impératifs. D’une part, pour des raisons démographiques, géopolitiques et humanitaires, une augmentation substantielle de l’immigration est inévitable à long terme. De l’autre, les citoyens européens n’accepteront cette réalité que si les flux sont maîtrisés de manière crédible et proportionnés à la capacité d’absorption. La vérité est que, comme les familles malheureuses de Tolstoï, chaque gouvernement européen est émotif à sa manière. Il est peut-être temps de réaliser qu’il n’y a qu’une seule façon d’être rationnel.