Emmanuel Macron et les quatre traditions de la politique étrangère française edit

19 décembre 2019

La diplomatie du président de la République offre une intéressante combinaison des quatre traditions que l’on peut identifier dans la politique étrangère de la France.

La première est la tradition souverainiste et réaliste. La France est un vieil Etat souverain, qui s’est construit par la souveraineté, qui a revendiqué et défendu celle-ci face aux pouvoirs supranationaux du Moyen-Âge (l’empereur, le pape). Le roi était « empereur en son royaume » (Philippe le Bel), supérieur à tous les autres (nec pluribus impar, selon l’orgueilleuse devise de Louis XIV), puis la France s’est voulue la « grande nation » sous Napoléon, et a maintenu sa grandeur par son empire colonial (« la plus grande France », selon l’expression de Paul Reynaud en 1931).

À la grandeur de la France sont associées la puissance, la défense de l’intérêt national, la volonté de défendre le rang du pays dans le monde. L’État, qui reste l’armature de la nation, continue de veiller à la défense de ses intérêts dans les négociations de tous les jours. Mais la France n’a jamais eu une conception égoïste, étroitement nationale et réaliste, de ses intérêts. Elle a dans ses gênes – c’est sans doute l’héritage historique de la romanité – une inclination fondamentalement universaliste. Elle se veut l’acteur et le garant d’un ordre international. Ses intérêts de puissance – tout à fait réels et prosaïques – s’habillent d’un discours programmatique sur les valeurs universelles. Cela remonte à la Chrétienté et s’est poursuivi à l’époque contemporaine dans l’orientation universaliste, européenne et occidentale de sa politique étrangère. En tant que « nation politique », qui a fondu les particularismes ethniques et locaux dans la construction nationale et se veut porteuse de valeurs humanistes et républicaines qui la dépassent, la France combine comme les États-Unis la défense de ses intérêts et de ses idéaux, ce qui lui donne – alors que sa puissance a décliné – le « pouvoir égalisateur du sens » (Zaki Laïdi).

L’école réaliste, représentée historiquement par la politique étrangère des rois, par Talleyrand, par la diplomatie républicaine de Delcassé ou Clemenceau contre l’Allemagne, par la diplomatie gaullienne, est toujours présente aujourd’hui (cf. Hubert Védrine), elle est revendiquée par les « souverainistes », elle irrigue dans les faits la défense des intérêts nationaux par les responsables politiques comme par « l’État profond », mais elle n’est jamais complètement découplée d’un discours porteur de sens. Emmanuel Macron, qui a endossé avec volontarisme le costume de l’homme d’État à l’international, en fournit l’illustration.

La deuxième tradition, universaliste, est celle de la sécurité collective et de la coopération multilatérale. Elle a été brillamment portée par Léon Bourgeois ou Aristide Briand avant la guerre, mais s’est affaiblie ensuite. De Gaulle, qui voulait dépasser la logique des blocs et parler au monde, se moquait de l’ONU (le « machin »), et il a fallu du temps pour que la France s’investisse avec plus de motivation dans les Nations Unies et leurs opérations de maintien de la paix, sous Giscard, Mitterrand, Chirac. En défendant avec conviction le multilatéralisme, sans abandonner l’action de puissance (la projection militaire, l’action au G7, les relations bilatérales), Emmanuel Macron s’inscrit dans cette tradition.

La troisième tradition, européenne, remonte très loin, car l’Europe (surtout l’Europe occidentale) a une unité et une profondeur historique de civilisation que n’ont pas les autres continents. Les rois étaient les parties prenantes d’un ensemble chrétien commun, notamment à travers leur participation aux croisades (cf. Louis VII recevant du pape la rose d’or des princes chrétiens au XIIe siècle, ou Saint-Louis canonisé après ses deux croisades). Les Français ont été des promoteurs de longue date du projet européen (Pierre Dubois, le projet de Sully sous Henri IV, Emeric Crucé, Victor Hugo). Napoléon Ier et Napoléon III ont rêvé d’une association européenne où l’Empire français aurait eu la prépondérance. Après le ballon d’essai manqué d’Aristide Briand en 1929, le projet européen, fondé sur la réconciliation franco-allemande, a été porté avec conviction et ténacité par Schumann et Monnet, par Giscard d’Estaing, par Delors et Mitterrand. Emmanuel Macron a repris le flambeau avec son ambition d’une « souveraineté européenne ». Cette action n’exclut pas une mise en avant de la France dans la coopération intergouvernementale (on l’a vu dans la manœuvre des nominations à la tête des institutions européennes ou dans le redémarrage du moteur franco-allemand) et elle est au fond parfaitement cohérente avec son orientation multilatérale, car le multilatéralisme est au fondement de la construction européenne et le continuum est évident de la paix de l’Europe à la paix du monde (comme l’avaient entrevu Emeric Crucé, l’abbé de Saint-Pierre, Aristide Briand ou encore l’historien Lucien Febvre affirmant en 1945 : « l’Europe, s’il faut la faire, c’est en fonction de la planète »).

La dernière tradition est la tradition occidentale, née de l’alliance entre les puissances démocratiques atlantiques (France, Royaume-Uni, États-Unis) contre l’Allemagne impériale puis nazie durant les deux conflits mondiaux. Elle s’est imposée au temps de la guerre froide contre l’Union soviétique, elle a été un choix assumé de la IVe République, y compris dans la proximité avec Israël, et elle découle aussi de l’attachement aux valeurs démocratiques et de l’acceptation réaliste de l’hégémonie américaine. Si le général de Gaulle s’est distancé ostensiblement de cette orientation (avec le choix symbolique du retrait du commandement militaire intégré de l’OTAN), celle-ci a repris le dessus par la suite. Giscard, Mitterrand et Chirac ont défendu une ligne « ami, allié, non aligné » avec Washington (H. Védrine) et ont cherché à promouvoir une « Europe puissance » pour rééquilibrer la relation transatlantique. Nicolas Sarkozy a ensuite assumé en 2007 une « rupture » en faveur de la « famille occidentale », symbolisée par la normalisation dans l’OTAN et l’intervention en Libye, rupture non remise en cause par François Hollande et Laurent Fabius. Ce qui n’a pas empêché Paris de jouer un rôle propre, non aligné sur Washington, pour « désescalader » les conflits de Géorgie (2008) et d’Ukraine (2014) avec la Russie.

La relation à l’OTAN, à la Russie, et à un moindre degré à la Chine, est l’indicateur témoin d’une politique étrangère qui privilégie la géopolitique et les rapports de force, au nom du réalisme (l’alliance de revers contre l’Allemagne ou le rééquilibrage de puissance avec Washington), par rapport au primat des valeurs occidentales et de l’alliance américaine. De Gaulle, Giscard, Mitterrand, Chirac, en ont joué diversement. Védrine et Chevènement défendent encore cette ligne.

La tradition occidentale est celle dont l’actuel président de la République apparaît le plus éloigné. Il ne la renie pas au nom des valeurs (cf. sa défense du progressisme contre le populisme) ni au plan de la coopération militaire (cf. les frappes contre la Syrie, en coopération avec Londres et Washington, après l’emploi allégué d’armes chimiques en 2018) ni au plan économique (il croit au libéralisme). Mais la crise du monde occidental (la montée des émergents, le « pivot » américain vers l’Asie, le populisme surgi au cœur même de la démocratie américaine) oblige de toute façon à réajuster les compteurs. La main tendue à Moscou et les critiques à l’OTAN en état de « mort cérébrale » sont symboliques de cette nouvelle orientation. Et l’objectif affiché d’une « souveraineté européenne » renoue avec l’ambition d’un levier européen pour la France dans un monde « multipolaire ».

En définitive, les discours programmatiques et les positionnements diplomatiques ne peuvent jamais se détacher d’un pragmatisme dans l’action, inévitable pour une « puissance moyenne » qui n’est plus en situation d’énoncer seule une vision du monde. Emmanuel Macron, qui n’est pas exempt d’une tradition réaliste, a montré plus d’une fois que les intérêts, l’influence et la place de la France se profilent toujours derrière les postures.