Soleil noir sur la Grèce edit

13 décembre 2009

Le début de panique sur la dette publique grecque est entièrement injustifié. Le gouvernement grec n’a aucun intérêt à faire défaut, et aucun besoin de le faire tant que les marchés financiers ne s’affolent pas. Certes, pendant plus de trente ans les gouvernements successifs se sont adonnés à une flagrante indiscipline fiscale. La pression renouvelée des marchés financiers devrait être prise comme un signal que la fête est finie. Il est temps pour la Grèce d’adopter deux mesures simultanées : tailler sérieusement dans les dépenses et réformer le processus budgétaire afin de pouvoir prendre l’engagement crédible d’une plus grande discipline.

Les agences de notation, dont chacun connaît l’admirable clairvoyance, ont abaissé la note de la dette publique grecque et annoncé que la dette espagnole pourrait connaître le même sort. Ce signal intervient alors même que le marché est très nerveux et que les faiseurs d’opinion spéculent sur la possibilité que la Grèce fasse défaut, ou abandonne l’euro, ou les deux. Ce sont les mêmes marchés qui ont offert au monde la bulle technologique des années 90 et la bulle immobilière des années 2000, ce sont les mêmes experts qui ont annoncé que l’euro ne se ferait jamais et, lorsque ce fut fait, qu’il ne tarderait pas à exploser en vol. Avec tant de succès à leur actif, on se demande pourquoi les gens raisonnables accordent encore la moindre attention au classement des agences, aux paniques des marchés financiers et aux oracles de ces experts.

Il est vrai que la situation budgétaire du gouvernement grec est précaire. Sa dette devrait dépasser 110% du PIB l’année prochaine. C’est beaucoup mais elle était de 118% en 1999,

la dette du Japon atteindra bientôt 200% et celle des Etats-Unis 100%. Il reste que les précédents gouvernements grecs n’ont guère brillé par leur discipline : la dernière fois que le budget fut à l’équilibre, c’était en 1972 – sous la dictature des Colonels, de sinistre mémoire – et depuis lors la moyenne des déficits s’est établie à 6% du PIB. De plus chaque nouveau gouvernement découvre que le précédent avait dissimulé l’étendue des déficits. Non seulement les chiffres sont piteux, mais on ne peut pas s’y fier.

Voici donc un pays qui a perdu tout sens de la discipline fiscale et de l’honnêteté comptable. Mais les agences de notation ne sont pas censées évaluer la discipline ou l’honnêteté. Leur seule tâche est de déterminer la probabilité qu’un débiteur ne puisse faire face à ses obligations. La question, donc, est s’il existe un risque que le gouvernement grec, ou une agence publique grecque, puisse être en défaut de paiement, partiellement ou complètement. Or la Grèce n’est pas l’Argentine, et il est très improbable que son gouvernement décide tout simplement d’annuler sa dette. Un défaut ne surviendra que si les autorités trouvent impossible de refinancer la dette existante ou de financer une nouvelle dette. C’est une décision qui est entre les mains des marchés financiers, pas celles des autorités grecques. Autrement dit les marchés s’inquiètent surtout… des marchés. Vu leur humeur du moment, proche de la panique, tout est possible, surtout parce quela note de la Grèce est dégradée et, du coup, la charge des intérêts de la dette s’élève et la situation se détériore encore plus. Pourtant, même si les marchés devaient tourner le dos à la Grèce, un défaut n’a rien d’automatique. La Grèce appellerait alors très probablement le FMI à la rescousse et obtiendrait -moyennant des conditions - un soutien ponctuel pour garder sa dette à flot.

Une interprétation alternative à la panique non-raisonnée des marchés est qu’ils regardent simplement très loin dans l’avenir. La dette est actuellement relativement importante, mais elle pourrait grossir sans limite si les déficits budgétaires continuent. Compte tenu des tendances passées, cette eventualité ne peut être éliminée, et donc il pourrait être sage de ne pas prêter maintenant afin d’éviter d’être pris par un défaut dans un avenir lointain mais prévisible. On pourrait répondre à cela que la réponse est de prêter à court terme. Certes, mais si la dette est à courte échéance, elle doit être continuellement refinancée et un accident pourrait arriver n’importe quand. Du coup, même si la menace est lointaine, la difficulté est immédiate. Mais, une fois encore, un défaut ne serait pas imputable à la décision des autorités grecques de ne pas faire face à leurs obligations, mais à la fébrilité des marchés. Ce n’est nouveau, bien sûr. Les crises auto-réalisatrices sont trop familières pour être ignorées et c’est précisément ce qui est en train de se développer avec la dette grecque. C’est une réelle menace.

Que faire ? L’UE pourrait-elle empêcher le désastre qui se profile ? En février dernier, Jean-Claude Juncker et Peer Steinbrück, qui était alors le ministre des Finances allemand, ont déclaré publiquement que les gouvernements de la zone euro viendraient au secours de la Grèce si la situation devrait devenir sérieuse. Ma lecture du Traité européen est que c’est impossible. L’article 101 exclut formellement un financement par la BCE. L’article 103 (1) précise qu’ « un État membre ne répond pas des engagements des administrations centrales, des autorités régionales ou locales, des autres autorités publiques ou d’autres organismes ou entreprises publics d’un autre État membre, ni ne les prend à sa charge, sans préjudice des garanties financières mutuelles pour la réalisation en commun d’un projet spécifique ». Passer outre et voler au secours d’une dette accumulée sans raison pendant trois décennies créerait un sérieux problème d’aléa moral. Juncker et Steinbrück ont peut-être trouvé une parade légale, mais ils ont tort.

Le message adressé au nouveau gouvernement grec est, et devrait être clair : la fête est finie. Les crises auto-réalisatrices ne surviennent que quand existent des vulnérabilités, dans le cas de la Grèce c’est le lourd passif en matière de discipline fiscale. Comme toujours, il aurait bien mieux valu régler le problème à un moment plus favorable, mais ce n’est plus une option. Redresser les déficits au beau milieu d’une récession est extrêmement pénible, mais l’expérience montre que les réformes les plus douloureuses sont le plus souvent menées par gros temps. Le gouvernement doit commencer à agir maintenant, tout comme a su le faire le gouvernement irlandais. De plus, la Grèce est une petite économie ouverte et la situation de son économie dépend surtout de ce qui se passe dans ses pays partenaires. La possibilité que l’UE soit en train d'aborder sa reprise économique est donc une puissante incitation pour que les autorités grecques agissent sans attendre.

Malheureusement, les premiers signaux émis par le gouvernement ne sont pas encourageants. Promettre de faire mieux en matière de fraude fiscale et d’efficacité des dépenses publiques ne convaincra personne. Le gouvernement doit signaler une rupture nette avec les pratiques passées et l’épreuve de vérité consistera à tailler sérieusement dans les dépenses publiques. Ce sera politiquement douloureux, mais c’est toujours le cas quand on décide d’en finir avec une addiction.

Ceci dit, tout ne doit pas être fait immédiatement. Vu l’importance de l’effort – le déficit dépassait déjà 3% avant la crise – il devra nécessairement être progressif. Une partie importante de la réponse doit être une promesse crédible que la discipline ne caractérisera pas simplement le prochain budget, mais aussi tous ceux qui suivront. Il est temps de s’attaquer bille en tête à l’opportunisme très politique qui a conduit à tolérer les déficits pendant plus de 35 ans. La Grèce doit adopter une règle de soutenabilité de sa dette, comme de nombreux pays l’ont déjà fait avec succès. Certains diront que la Grèce est déjà liée au Pacte de stabilité et de croissance, une règle de discipline budgétaire imposée de l’extérieur. Certes. Mais, depuis que la Grèce a rejoint la zone euro en 2001, son déficit n’a pas une seule fois été en-dessous du plafond de 3%. La Grèce a besoin d’un mécanisme plus fiable. La meilleure solution est d’inscrire dans la Constitution une règle qui limite le déficit, ou les dépenses publiques, de préférence les deux. Une bonne règle établit aussi un organisme indépendant qui vérifie le réalisme des budgets soumis au Parlement, surveille leur exécution et, s’il le faut, porte la question devant la plus haute Cour.

Peut-être faudrait-il parallèlement envoyer un autre message aux marchés financiers : techniquement, la Grèce n’est pas près de faire défaut. Les craintes du marché ne sont que… des craintes. Les marchés financiers existent pour traiter le risque. On ne peut plus tolérer socialement qu’ils paniquent devant un risque parfaitement gérable, créant ainsi des ravages, pas plus qu’on ne peut tolérer qu’ils négligent des risques quand s’en profile un énorme, créant ainsi le désastre que nous avons vu l’an dernier. Les marchés financiers ne sont pas pour ceux qui ont froid aux yeux. Si les financiers des temps modernes manquent systématiquement de sang-froid, peut-être faut il adapter les règles du jeu auquel ils jouent (une réglementation sérieuse) et peut-être aussi décourager les jeux dangereux (une taxe Tobin ?).