Vers une Europe des clubs? Réponse à Bruegel edit

9 novembre 2018

Pour ceux qui sont attachés à l’avenir de l’Europe, l’acquis communautaire était jusqu’ici considéré comme indivisible et irréversible. Fondé sur un modèle unitaire, voué à une expansion continue, il ouvrait sur une « union toujours plus étroite », formule souvent citée qui figure en préambule de tous les traités européens. Une note récente du think tank Bruegel invite à explorer, en rupture avec ce modèle historique, la voie alternative d’une « Europe des clubs ». Faut-il s’y risquer?

Intitulé « One size does not fit all: European integration by differentiation », ce policy brief  signé Maria Demertzis, Jean Pisani-Ferry, André Sapir, Thomas Wieser et Guntram B. Wolff mérite discussion. Ses propositions sur la gouvernance de l’Union constitueraient un tournant notable par rapport à 60 ans d’histoire de l’Europe.

L’analyse de Bruegel

Ce tournant se justifie, aux yeux des auteurs, par une crise interne faite de pannes et de reculs dans la construction européenne dans la période 2015-2018 et par une crise externe née des initiatives de Trump et Poutine. Du choc migratoire mal maîtrisé à l’impossible réforme de l’Eurozone, en passant par la crise du multilatéralisme, la  tétanisation face à la multiplication de politiques illibérales à l’Est, le passif n’a cessé de croître et l’eurofatigue de gagner même chez les Européens les plus militants. Cette double crise, aggravée par les difficultés à intégrer au sein de l’Union des pays de plus en plus hétérogènes, rend nécessaire l’invention des solutions créatrices pour préserver l’essentiel.

Ce tournant se justifie d’autant plus que les échecs et les impasses de la méthode communautaire risquent de s’aggraver avec le processus actuel d’élargissement. À nouveau la question « approfondissement ou élargissement » se pose. L’élargissement de l’Union aux pays des Balkans peut sembler étrange quand l’Europe dans sa forme présente a du mal à gérer sa diversité, mais pour Bruegel écarter les nouveaux candidats c’est prendre des risques pour leur développement et leur stabilité et au-delà c’est les inciter à rechercher des alliances alternatives. La diversité, pour ne pas dire la divergence grandissante au sein de l’Union, a été traitée jusqu’ici par la géométrie variable et par une règle de décision majoritaire au sein du Conseil. Dans quatre domaines au moins, la question des migrants, la gestion de la zone euro, la politique extérieure et de sécurité commune, les relations économiques extérieures, ces méthodes n’ont pas fonctionné : la diversité commande l’invention d’un autre cadre institutionnel, le maintien de l’unité suppose un engagement renouvelé des pays membres. L’analyse des évolutions institutionnelles qu’a connue la Communauté montre que l’Union n’est ni irréversible (Cf. le Brexit), ni indivisible (politique commerciale et politique d’asile ne vont pas nécessairement de pair). Certaines compétences sont complémentaires, d’autres le sont moins, mais il y a des cohérences à préserver ce qui interdit le menu à la carte.

Deux modèles sont dès lors envisageables, expliquent les auteurs : celui des cercles concentriques et celui de l’Europe des clubs. Le premier a le mérite de la cohérence et de la simplicité : un noyau dur correspondant au plus haut niveau d’intégration, les cercles concentriques correspondant à des degrés d’intégration variables dans des champs politiques différents. Dans l’Europe des clubs, il n’y a pas de hiérarchie, la participation est optionnelle et un ensemble de règles et d’arrangements constituent la base institutionnelle commune. Le risque d’une telle structure molle est l’incitation à la multiplication d’options, la difficulté à définir des règles de gouvernance commune, et l’évolution de fait vers un pur inter-gouvernementalisme, d’où l’importance pour Bruegel de définir un socle institutionnel commun, autour du marché unique. Rigidité et dysfonctionnements d’un côté, flexibilité et risque de perte de l’acquis communautaire de l’autre, pour Bruegel on peut inventer une structure hybride basée sur une structure forte commune aux États-membres et définie à partir de politiques vraiment partagées (union douanière et marché unique + les politiques environnantes de normalisation) et mises en œuvre par des institutions crédibles. Autour de cette structure pourraient graviter un Club Euro (UEM + Union Bancaire + coordination macroéconomique), un Club Schengen (politique d’asile et circulation entre pays), un Club Sécurité Défense. Pour les non-membres de l’Union liés par des politiques commerciales ou d’accès au marché, un club extérieur pourrait être prévu. La gouvernance des clubs s’appuierait sur un secrétariat léger et sur l’infrastructure institutionnelle de l’Union (Conseil, Commission, Parlement, CJE). On pourrait ainsi envisager des réunions du Conseil ou du Parlement européen en section Euro ou Défense.

Le mérite de cette structuration, aux yeux des auteurs, est triple : donner de l’air aux institutions en laissant plus de liberté aux pays qui se refusent à une intégration croissante, offrir un cadre hospitalier au sein de l’Union aux pays partenaires de l’Espace économique européen,  favoriser l’élargissement. L’Europe des clubs aurait un dernier mérite, celui de favoriser l’expression démocratique. Trop souvent les désaccords entre pays conduisent à des négociations sans fin, des clubs plus homogènes pourraient renforcer en leur sein des procédures plus démocratiques.

Discussion

En proposant une Europe des clubs, nos auteurs veulent trancher un triple nœud gordien.

Tout d’abord le principe de « ever closer union » n’est plus adapté : les temps modernes requièrent la diversité, le retrait britannique nous force à admettre l’évidence, l’Europe peut aussi se contracter. Soit, mais d’une part le Brexit n’a pas fait école et l’Union a tenu bon, d’autre part comment l’Europe pourrait-elle se renforcer et peser d’un poids plus lourd dans l’arène internationale si elle subit une diminutio capitis ?

Ensuite, l’euro ne constitue plus l’horizon nécessaire et indépassable de l’intégration, il faut admettre que certains pays n’ont pas vocation à rejoindre l’Eurozone. Soit, mais d’une part l’Europe a su faire face à des crises majeures en inventant des solutions ad hoc et d’autre part elle a su gérer la sortie de la Pologne du processus d’intégration à la zone euro.

Enfin, la Commission ne peut imposer à des États rétifs une politique budgétaire (à travers le Pacte de stabilité et de croissance) ou une politique de migration (à travers des quotas de réfugiés). À l’ère des triomphes populistes, il faut redonner de l’air à certains pays même au prix de la transgression provisoire de normes communément acceptées. Soit, mais l’Union, dans sa configuration actuelle, a su accorder les souplesses nécessaires à l’Espagne et au Portugal quand c’était nécessaire, pour ne rien dire de la France et de l’Italie.

Quand Trump lâche l’Europe en matière de défense, lui impose une guerre commerciale voire la désigne comme l’ennemie et que Poutine teste quotidiennement la capacité européenne à réagir à ses coups d’épingle, il est temps, estiment nos auteurs, d’adopter une autre configuration pour faire face à ces défis, une posture qui tienne compte aussi du relatif désengagement des pays les plus militants de la cause européenne ; bref, de penser à nouveaux frais un nouvel ordre institutionnel. Soit, mais si l’Union n’a pu jusqu’ici unifier sa représentation dans les institutions financières internationales, si elle n’a pas su répondre aux coups de butoir de Trump, on attendrait ici soit une explication de la résilience européenne malgré ces échecs, soit une proposition de nature à renforcer l’Union, à lui donner les moyens de tenir sa place dans un monde plus dur et plus incertain. Or c’est plutôt l’inverse qui se dégage du modèle hybride proposé par Bruegel.

Sur les décombres de l’ordre ancien, le think tank propose en effet, non une Europe des cercles concentriques où la géométrie variable permettrait de consolider un cœur économique et monétaire, noyau de l’union politique, mais une union de clubs sans hiérarchie ni destination finale. Ainsi le Club Euro serait un anneau parmi d’autres comme l’anneau Schengen ou le Club Défense. Pour échapper à la confusion et au « bol de spaghettis » institutionnel, le noyau dur politique serait constitué par les institutions actuelles : Commission, Conseil, Parlement, Cour de Justice européenne. Il serait voué à la gestion du marché unique et constituerait l’infrastructure de gestion des différents clubs. Soit, mais si le noyau dur est constitué du marché unique, de l’union douanière et des politiques environnantes, pourquoi y adjoindre l’adhésion aux valeurs démocratiques et libérales que bafouent aujourd’hui dans un cadre politique pourtant plus exigeant les démocraties illibérales de l’Est ?

Arrêtons-nous un instant sur cette définition de la structure en anneaux. L’absence de hiérarchisation, l’aplatissement des structures peuvent relever d’au moins trois lectures. La première est conjoncturelle : les temps ne sont pas favorables à une reprise du processus d’intégration, l’Europe est fragmentée en Nord et Sud, Est et Ouest, Grands et petits États, et il faut en prendre acte, les temps sont à l’intergouvernemental et aux stratégies minimalistes. La seconde lecture est plus structurelle : le noyau à préserver n’est pas l’euro mais le marché unique, il ne faut donc pas créer des conflits artificiels entre les 27 et les 19, en avançant un agenda de renforcement de la zone euro (ministre euro, Parlement euro, budget euro). La troisième est plus pragmatique et peut se résumer ainsi : l’absence d’accord sur l’avenir de l’Europe oblige à faire fonctionner ce qui est, la structure en anneaux exprime cela et rien que cela, nul n’est obligé de renoncer à ses ambitions.

L’idée des clubs ou des anneaux opposée à celle des cercles concentriques n’est pas nouvelle : elle fait surface périodiquement quand le doute saisit les acteurs recrus d’épreuves. Elle est généralement écartée. Il serait souhaitable qu’elle le soit une fois encore.

Notre objection à la thèse de Bruegel est triple : théorique, historique et pratique.

Théorique d’abord. Que signifie le fait de mettre sur un même niveau le Club Euro et un éventuel Club Éducation en faisant du Club Marché unique le cœur de la construction européenne ? Nos auteurs veulent-ils ainsi indiquer que le marché unique et la politique commerciale sont l’alpha et l’oméga de la construction, c’est-à-dire, pour être clair, que ce sont les instruments de libéralisation des marchés, la libre circulation des biens, qui constituent le cœur du dispositif ?

Historique ensuite. En quoi l’abandon de la perspective fédérale constituerait-elle un progrès ? Pourquoi la perspective d’une intégration sans cesse plus poussée est-elle nécessaire pour aller de l’avant ?

Pratique, enfin. Sera-t-il plus facile de gérer la communauté après cet abandon ? Quelles avancées pourrait-on obtenir avec ce nouveau cadre qu’on n’obtiendrait pas avec l’ancien ? En quoi une Europe aux ambitions diminuées serait-elle plus gérable et plus mobile ?  

Le mérite de la perspective actuelle est de donner sens à un processus cumulatif de transferts de compétences, d’attributs de souveraineté au profit d’un centre constitué en embryon de fédération. Le transfert du privilège de battre monnaie, les pouvoirs conférés à la banque centrale, les compétences en matière de régulation du marché intérieur et du commerce extérieur constituent les bases d’une fédération économique dotée d’une constitution économique qui certes ne débouche pas mécaniquement sur une union politique mais qui n’en constitue pas moins un programme, une trajectoire, une utopie réaliste.

De ce point de vue, ce qui me semble le plus étonnant dans le policy brief de Bruegel est le refus de développer des institutions et des politiques de l’Eurozone – une absence qui affaiblirait objectivement l’ensemble de la construction européenne. Une telle position ne s’explique que si nos auteurs ont une conception alternative de la souveraineté : l’Europe n’aurait pas de centre mais des expressions diverses dans un réseau où chaque nœud représenterait une institution exerçant des compétences sectorielles partagées.

Cette remise en cause radicale se justifierait si au total on portait un jugement radicalement négatif sur l’euro advenu trop tôt : dans son volet économique, il aurait davantage été facteur de divergence que de convergence, et il serait frappé de défauts irrémédiables – le refus de toute union de transfert, le refus de traiter la dette héritée et de créer un actif sur libellé en euro, le refus de lui faire jouer un rôle international. Les auteurs n’ont pas l’air d’adhérer à une thèse aussi radicale. Mais à supposer même que telle soit leur conviction, il n’en resterait pas moins que l’euro reste la question centrale pour l’avenir de l’Europe et, du reste, les signataires du policy brief n’ont cessé de contribuer à l’ingénierie de la réforme de la zone euro. L’expérience récente montre à la fois que c’est à la faveur de la crise de l’euro que l’on a vu les pays les plus réticents entrer dans une logique de solidarité de fait et que l’Europe a accouché du Mécanisme européen de stabilité, de l’Union bancaire et du Fiscal Compact.

L’Union européenne a été la grande utopie de l’ère post-fasciste et post-communiste. Elle a contribué à la renaissance des États après-guerre, elle a permis de concilier globalisation et démocraties nationales, et par son existence même elle a permis de gérer plus efficacement des défis communs. Consacrer l’affaiblissement de l’Europe avec la politique des clubs est un risque dont on ne saisit pas bien le bénéfice. S’il s’agit de mieux gérer l’existant, de consentir à une pause, de différer la réalisation d’ambitions plus hautes, pourquoi faudrait-il à grands frais changer les institutions ? Après tout l’UE sait gérer au quotidien les dérapages budgétaires des uns, les manquements à la règle commune des autres, elle sait oublier les objectifs trop ambitieux ou à tout le moins en différer la réalisation. Elle sait même inventer des solutions qu’elle sait provisoires, pour préserver l’avenir. Bref l’Union fait de la politique au quotidien et même les populistes italiens apprennent à composer avec cette réalité.

Au delà de ce plaidoyer pour la modération que certains pourront trouver empreint de conservatisme, pourquoi ne pas élargir la réflexion à des domaines plus cruciaux pour l’avenir communautaire ? Paradoxalement nos auteurs ne tirent pas les conséquences de leurs propres propositions. Si une nouvelle ère commerciale a été inaugurée par Trump, pourquoi ne pas envisager des initiatives commerciales basées sur un intérêt commun au lieu de célébrer abstraitement les vertus du multilatéralisme ? Si le colbertisme chinois a contribué à affaiblir le cadre de l’OMC, si la politique d’aides publiques a conféré à la Chine un avantage indu et si nous décrochons par rapport à elle dans les domaines du numérique, de la mobilité autonome, de l’intelligence artificielle, pourquoi ne pas envisager une Europe plus entreprenante dans ces domaines ? Si l’Union de l’énergie est l’arlésienne des politiques communautaires alors ne faut-il pas en tirer les conséquences et remettre en cause la doxa communautaire sur les vertus de la concurrence libre et non faussée, pour envisager une programmation énergétique tenant véritablement compte de l’impératif climatique ? Si enfin l’extraterritorialité de la norme juridique américaine appuyée par le règne du dollar continue à s’imposer, comment peut-on dissocier la gestion de l’euro de la politique commerciale et se contenter d’une structure institutionnelle faible ? Les réponses à ces questions peuvent paraître évidentes, mais une Europe qui souffre de procastination, qui au plus fort de la crise n’a pas su trouver de solutions durables ne peut certainement pas s’engager dans des voies aussi peu consensuelles.

Peut-être alors faut-il s’interroger sur le point de départ du raisonnement. Il y a une hypothèse qui n’est jamais interrogée, c’est celle du primat de l’Union à 28-1. Ici, nos auteurs gagneraient sans doute à changer de focale. Le problème ne réside peut-être pas dans la préparation de l’Union à un nouvel élargissement, en tout cas pas au prix de la perte de substance du cœur. Il est dans le monde qui émerge, un monde plus dur, remobilisant une version classique de la puissance. Pour répondre aux défis de l’unilatéralisme américain, de la montée en puissance de la Chine et de l’agressivité de Poutine, la réponse n’est peut-être pas dans une Union sans centre, ni périmètre, consacrant l’essentiel de son énergie à penser sa gestion interne.