La lente agonie de l'espace Schengen edit

6 novembre 2018

Quoique souvent associée à la mal nommée « crise des migrants » de 2015, l'hypothèse d'une abolition de la libre circulation des personnes en Europe avait en réalité été évoquée dès 2011 dans le contexte du printemps arabe. Reprochant à l'Italie d'encourager le passage vers la France de migrants originaires de Tunisie et de Libye, le président Sarkozy avait déclaré à l'intention de son partenaire Silvio Berlusconi et du reste de l'Union européenne : « nous voulons que Schengen vive, et pour que Schengen vive, Schengen doit être réformé ».

Faute d'avoir eu alors une résonance forte au-delà du cas franco-italien, le fond du problème, à savoir la recherche d'un juste partage des responsabilités pour la protection des frontières extérieures et l'accueil des demandeurs d'asile, avait été ignoré par l'UE au profit d'une solution de facilité qui s'avérerait plus tard très coûteuse. À l'issue de deux ans de négociations entre la Commission européenne et les États membres, le seul résultat obtenu avait été... de clarifier les règles de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Depuis 2015, 14 des 26 États participant à l'espace Schengen ont eu recours au moins une fois à ce mécanisme, qui reste aujourd'hui toujours actif dans six pays (France comprise).

Outre les suspensions « légalisées » de la liberté de circulation, théoriquement temporaires mais renouvelées dans les faits de façon systématique, celle-ci devient l'otage de chantages politiques, comme l'été dernier en Allemagne, ou bien est-elle maintenue au prix de violations répétées du droit maritime ou du droit d'asile, en particulier en Italie, en Hongrie et en Pologne. Ne nous voilons pas la face ! Puisque ces pays refusent, pour des raisons diverses, de s'occuper sur leur territoire de nouveaux demandeurs d'asile, et en l'absence de mécanisme de répartition effectif et accepté par toutes les capitales, les autres États qui ne se trouvent pas en première ligne préfèrent les voir refouler illégalement les demandeurs d'asile plutôt que de leur ouvrir les portes vers l'ouest et le nord de l'Europe. Un tel schéma ne serait ni plus ni moins qu'une répétition à grande échelle du scénario franco-italien de 2011 et enterrait sans doute pour de bon l'espace Schengen.

Comment en est-on arrivé là ? Jusqu'à présent, la réponse à la question du partage des responsabilités pour la protection des frontières extérieures et l'accueil des demandeurs d'asile s'est résumée à un mot, Dublin, et un principe simple – les deux responsabilités sont liées et appartiennent aux pays de première entrée. De la sorte, ils seraient incités à tenir leurs frontières – qui sont en même temps celles de l'ensemble de l'UE – pour ne pas crouler sous les dossiers.

Ce système, qui a longtemps été soutenu par l'Allemagne et la France, s'est effondré sur les deux plans. Cumulant dans des proportions variables une série de facteurs défavorables – proximité géographique avec les pires foyers de conflit du voisinage, faiblesses administratives aggravées après 2010 par les cures d'austérité budgétaire et mauvaise foi de certains responsables politiques –, l'Italie et la Grèce ont montré que le mécanisme de double responsabilisation de Dublin pouvait être inversé et devenir, dans un espace de libre circulation, un mécanisme de double déresponsabilisation. Au lieu de filtrer les arrivants aux frontières et consacrer d'importantes ressources à l'accueil des demandeurs d’asile (hébergement, allocations, agents pour traiter les dossiers, soit un coût d’au moins 10.000 euros par an et par demandeur), ces pays pouvaient avoir intérêt à les laisser continuer leur route vers les destinations plus attractives de l'ouest et du nord de l'Europe. Une telle tactique de renvoi de la « patate chaude » ne pouvait susciter que deux types de réaction de la part du reste de l'UE : le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, ou bien la mise à l'écart de l'État fautif de l'espace Schengen – ce qu'a frôlé Athènes au tournant des années 2015-2016.

Si le défaut de conception du système de Dublin était connu depuis au moins 2011, il a fallu attendre 2015 et l'arrivée soudaine de centaines de milliers de demandeurs d'asile aux portes de l'UE pour que la Commission propose, d'une part, un mécanisme de répartition solidaire (« relocalisation ») entre les États membres de Schengen et, d'autre part, la transformation de l'agence Frontex en Corps européen des garde-frontières et garde-côtes. Rappelons qu'en 2013, malgré les naufrages meurtriers et très médiatisés de centaines de migrants au large de l'île de Lampedusa, l'Italie n'avait pu compter que sur un soutien extrêmement modeste de ses partenaires et de Frontex pour mener l'opération de sauvetage Mare Nostrum.

Entretemps, des avancées ont été enregistrées sur le front de la protection des frontières extérieures, mais la persistance du sujet à l'ordre du jour des Conseils européens et les tensions politiques qu'il continue de susciter entre les capitales signifient bien que le problème n'est pas résolu. Pire, la dissipation du sentiment d'urgence découlant de la spectaculaire baisse des arrivées ainsi que le changement de gouvernement en Italie, pays clé dans le dossier, semblent bloquer toute possibilité de réforme de Schengen. Même le volet du renforcement des frontières extérieures, jusque là relativement consensuel, est désormais rejeté aussi bien par les pays de l'est que ceux du sud de l'UE.

Lors du sommet d'octobre, il est en effet apparu qu'un groupe conséquent d'États membres n'a pas pris au sérieux la menace prononcée un mois plus tôt par le président Emmanuel Macron, selon lequel « les pays qui ne veulent pas davantage de Frontex ou de solidarité sortiront de Schengen ». Au sud, l'Italie, la Grèce, et même le « bon élève » espagnol s'opposent à la nouvelle réforme de Frontex de crainte que la création d'un véritable corps européen permanent de 10 000 gardes-frontières ne s'immisce trop dans leur propre gestion des frontières et ne bloque sur place les demandeurs d'asile. À l'est, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Croatie ne perçoivent pas la nécessité d'accroître les moyens de Frontex, qui seraient autant de fonds soustraits à la politique de cohésion ou la politique agricole commune.

De son côté, le dossier de la répartition des demandes d'asile, lui, n'a pas bougé d'un iota depuis 2015, notamment à cause du rejet catégorique des régimes à Budapest et Varsovie. Un infléchissement de leur position est très improbable, car ils ont transformé la peur d'une « invasion » de migrants en garantie du maintien de leur pouvoir autoritaire – « c'est nous ou le chaos », soutiennent-ils.

À ce compte-là, qui restera dans Schengen ? Les cinq de l'accord originel de 1985 – Allemagne, France et Benelux ? Ils ont davantage de chances de faire sécession et de coopérer en dehors du cadre de l'UE, comme on voit déjà en matière de répartition des naufragés en Méditerranée. De fait, il n'existe pas d'instrument légal d'expulsion de l'espace Schengen. Toutefois, les pays du sud ne sont pas perdus si ceux du nord font leur mea culpa et acceptent de renoncer au système de Dublin en échange d'une harmonisation plus poussée des règles d'asile et d'une gestion partagée des frontières avec la participation de Frontex. En revanche, il est inévitable que ceux qui refusent à la fois Frontex et la solidarité perdent à terme le bénéfice de la libre circulation, ne serait-ce qu'en raison des mouvements secondaires des demandeurs d'asile. Dès lors on peut se poser la question : ne faudrait-il pas au fond épargner à Schengen sa déjà trop longue et vaine agonie, et l’achever pour que survive la liberté de circulation dans l'Europe solidaire et respectueuse du droit ?