Quelle politique économique pour la Grèce? Une réponse à Elie Cohen edit

30 juin 2015

Comme toujours, Elie Cohen nous offre une analyse lucide de la crise grecque et arrive aux bonnes conclusions. Enfin, presque. Il a entièrement raison sur le besoin impératif de discipline budgétaire au sein de la zone euro, tout comme sur l’innanité de nos élites (gouvernements, think tanks) qui veulent approfondir l’intégration à un moment où partout des électeurs toujours plus nombreux deviennent intensément euro-sceptiques. Il a raison, bien sûr, d’observer la décomposition du système politique grec, qui ne date pas d’hier. Il est impossible, enfin, de ne pas approuver l’impérieuse nécessité de cesser les interventions intrusives dans les affaires internes des pays membres de la zone euro. Tout ceci nous rappelle l’originalité historique de la monnaie unique : la création d’une monnaie commune a toujours suivi une intégration politique. Toute la difficulté de l’expérience européenne est de faire fonctionner la monnaie unique en l’absence d’union politique et budgétaire. Il faut un degré élevé de paresse intellectuelle pour s’imaginer que la solution consiste à revenir au schéma habituel. Si Elie Cohen échappe à ce piège, il me semble qu’il ne va pas au bout de son raisonnement.

C’est vrai que la Grèce a laissé ses coûts de production dériver jusqu’au moment où elle a été frappée en plein vol par la crise. C’est vrai que c’est un pays qui exporte peu et plutôt mal. Mais la bonne réponse ne peut pas être de prôner diverses formes de politique industrielle, et ce pour quatre raisons.

Premièrement, nous sommes bien placés en France pour savoir que ces politiques sont presque toujours des échecs coûteux. Mettre de l’argent public au service de visions technocratiques ne peut pas réussir, sauf si l’on a clairement identifié une ou plusieurs raisons qui empêchent les entrepreneurs de réussir. En l’absence d’un diagnostic établi avec précision, la politique industrielle consiste à donner de l’argent aux amis du pouvoir en place. C’est certainement le cas dans un pays comme la Grèce, où règne le népotisme au sein d’élites extraodinairement étroites, voraces et cyniques, d’autant plus que l’incompétence de l’administration publique est parfaitement identifiée.

Deuxièmement, après avoir fait baisser les salaires de plus de 20% depuis 2009, la Grèce a entièrement retourné la situation en termes de coûts de production. Mais cette intense cure d’amaigrissement n’a pas permis de baisser les prix de ses produits. La raison est la non-concurrence entre entreprises, qui sont entre les mains d’une élite étroite et largement incompétente. Ce phénomène est rendu possible par une bureaucratie étouffante, entre les mains des mêmes élites dont elle sert les intérêts étroits. Une fois le diagnostic établi, il est clair que nettoyer cette bureaucratie doit être le point de départ. Et, ô merveille, cela ne coûte rien aux contribuables, bien au contraire. La bonne réponse est la politique prônée par la Troïka, le non-remplacement de quatre fonctionnaires sur cinq qui partent à la retraite. Le refus de Syriza de poursuivre cette œuvre de salut public est inquiétant. Soit ce parti est tout aussi inféodé à la ploutocratie dominante que les partis classiques, ce que pensent de nombreux économistes grecs, soit il poursuit la vieille tradition gauchiste de défense des privilèges des fonctionnaires. Les deux, sans doute. Créer des zones franches revient à pérenniser cette domination. C’est compréhensible en Chine, où le maintien au pouvoir du Parti Communiste – objectif numéro un de toutes les politiques – requiert de sanctuariser les privilèges de ses affidés tout en développant des îlots de compétitivité. Mais en Grèce?

Troisièmement, si l’observation sur les déficits externes gigantesques de la dernière décennie est correcte, elle doit aussi être l’objet d’un diagnostic précis. En dehors de prix trop élevés, ces déficits sont la conséquence d’une demande interne trop forte, souvent caractérisée comme « les Grecs vivent au dessus de leurs moyens ». Très évidemment, six ans d’austérité violente ont éliminé ce déséquilibre. C’est vrai pour le secteur privé, désormais profondément appauvri. C’est aussi vrai pour le secteur public car, comme le note Elie Cohen, le déficit public est pratiquement revenu à l’équilibre si l’on exclut le service de la dette. La conclusion est incontournable : la seule cause persistante du déficit externe est un secteur productif non-concurrentiel.

Quatrièmement, les Européens du Nord aiment tourner en dérision la Grèce pour le poids prépondérent du tourisme et de l’industrie agro-alimentaire, décrits comme des secteurs du tiers-monde. Les pauvres ! C’est bien parce que personne ne va se prélasser sur les côtes de la Mer Baltique en se délectant de saucisses-pommes de terre boullies que les Allemands ont dû développer leur industrie. Rien n’est plus futile que de plaquer sur un autre pays ses propres caractéristiques. L’avantage comparatif de la Grèce ne peut pas être de visser des boulons. Les îles de la Méditerrannée, le Parthénon et le souvlaki que l’on déguste tard le soir sur les terrasses des bistros sont un avantage comparatif quasi-exclusif de la Grèce. Mieux exploiter ces dons des Dieux du Parnasse est l’avenir de la Grèce. Là encore, briser l’emprise de la bureaucratie et des vieille élites est le remède qui découle du diagnostic.

Un autre point de désaccord concerne la dette publique grecque. Il est désormais largement admis que l’erreur fondamentale des programmes de la Troika a été la décision de ne pas effacer la dette en 2010. Elle était alors de 130% du PIB. De cette décision découle tout le reste, et surtout l’obligation de réduire à marche forcée le déficit budgétaire. Le résultat ? Une dépression économique d’une profondeur et durée uniques dans les annales historiques, une dette qui atteint aujourd’hui 175% du PIB, et ce après une remise de dette de 50% du PIB en 2012. On connaît les raisons de ce choix catastrophique. Allemands et Français voulaient protéger leurs grandes banques très engagées sur le dette grecque, les États-Unis craignaient un nouveau Lehman Brothers, et la Commission Européenne redoutait une contagion… qui a eu lieu. Tout ce petit monde a voulu isoler le cas grec pour se protéger. Peu leur importaient les intérêts des Grecs. C’est la même logique qui prévaut encore aujourd’hui, et qui explique la peur bleue d’un défaut qui coûterait cher aux contribuables européens puisque 80% de la dette grecque est désormais en mains publiques (FMI, BCE, autres pays européens). Mais les défauts souverains sont des événements relativement fréquents et maîtrisables s’ils sont conduits à froid. Quant aux contribuables européens, ils feraient bien de se demander pourquoi leurs gouvernements ont prêté des montants aussi déraisonables. Tout prêteur doit s’assurer que l’emprunteur doit pouvoir rembourser. Le FMI était trop inquiet en 2010 pour garantir officiellement que les prêts étaient remboursables, mais le veto du Président d’alors de la BCE a pesé trop lourd. Les prêteurs sont tout aussi responsables que les emprunteurs.

En 2010, il fallait commencer par une remise de dette. En 2015, cette mesure est encore plus nécessaire et encore plus urgente. Elle est aussi plus facile à mettre en œuvre pour les Grecs puisque leur budget hors service de la dette est pratiquement en équilibre. Il est essentiel de ne plus rien leur prêter, puisqu’ils ne pourront pas rembourser et parce que c’est le seul moyen d’imposer à Alexis Tsipras la discipline budgétaire. S’il ne veut pas s’attaquer aux indispensables réformes structurelles, la Grèce va continuer à s’appauvrir. Et alors ? C’est le problème des Grecs. Ce n’est pas une raison de leur interdir d’utiliser l’euro.