Les États-Unis, adeptes du commerce administré? edit

14 octobre 2019

La politique commerciale des États-Unis a beaucoup évolué depuis l’accès à la présidence de Donald Trump. On ne compte plus le recours aux mesures unilatérales et, simultanément, l’éloignement du multilatéralisme avec un affaiblissement voulu de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de son mécanisme de règlement des différends. On sait que le président Trump n’hésite pas à déclencher des guerres commerciales, comme actuellement avec la Chine, qu’il pense bonnes et faciles à gagner. Dans ce contexte, il s’agit ici de savoir si l’une des tendances de cette politique ne consiste pas à privilégier le commerce administré au détriment du libre-échange, et cela pour, entre autres objectifs, tenter de combler le déficit grandissant de balance commerciale dont ce pays souffre depuis de nombreuses années. Si tel était le cas, ce serait un retour en arrière, vers les pratiques des années 70-80, pourtant censées avoir disparu avec les règles commerciales administrées par l’OMC.

De quoi s’agit-il ?

Quelques exemples récents suffiront à illustrer la pratique commerciale dont il est question.

En mars 2018, les États-Unis invoquent une atteinte à leur sécurité nationale et établissent un droit additionnel respectivement de 25%  sur les articles en acier importés et de 10% sur certains articles en aluminium importés. Rappelons que les droits de douane, lorsqu’ils sont consolidés, correspondent à des engagements qui ne peuvent être méconnus, sauf accord ou cas particulier ou exceptionnel. Cette mesure a aussitôt été contestée par plusieurs pays, et certains sont allés jusqu’à en saisir l’OMC non sans avoir d’abord répliqué par des contre-mesures visant les exportations américaines (Chine, Turquie, Inde, Canada, Mexique, Russie, UE). Les États-Unis ont, dans le même temps, fait savoir qu’ils étaient prêts à discuter des autres moyens de répondre à cette menace sur leur sécurité, discussions susceptibles de déboucher sur la suppression ou la modification de cette augmentation tarifaire pénalisante pour les économies visées. Dans cette perspective, certains partenaires (Australie, Argentine, Brésil, Canada, Mexique, Corée du sud, et UE) ont été provisoirement exemptés, jusqu’au 1er mai, puis jusqu’au 1er juin 2018.

Premier pays à céder, la Corée. Les États-Unis ont un accord de libre-échange avec ce pays qu’ils ont, dans ce contexte, habilement proposé d’amender. En contrepartie d’une exemption permanente, la Corée a accepté, entre autres, une limitation de la quantité d'articles en acier coréen exportés aux États-Unis. Et ce n’est pas la seule concession coréenne : ainsi l’engagement pris par les États-Unis dans cet accord d’éliminer en 2021 leurs tarifs douaniers appliqués aux automobiles coréennes a été repoussé à … 2041 !  De même, les standards techniques américains sur les véhicules sont reconnus par la Corée, ce qui devrait doubler les quantités de voitures américaines destinées à ce marché, etc.

Après la Corée, ont suivi l’Australie, l’Argentine et le Brésil. Les arrangements convenus avec ces pays reposent, semble-t-il, sur la même logique d’acceptation par ces pays de contingenter leurs exportations, c’est-à-dire de moins exporter de produits en cause vers le marché américain. A partir du 1er juin 2018, les exemptions provisoires ont en revanche été supprimées pour le Canada, le Mexique et l’UE. S’agissant des deux premiers pays, les États-Unis ont précisé qu’ils entendaient ainsi exercer une pression sur eux car les trois pays renégociaient dans le même temps un nouvel accord commercial pour remplacer l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) qui les lient depuis 1994, mais qui été pris en grippe par le président Trump. Ce n’est que tout récemment, en mai 2019, que ces pays sont enfin parvenus à décrocher cette exemption permanente en menaçant de ne pas ratifier le nouvel accord commercial évoqué, signé le 30 novembre 2018. Mais alors que le Canada ne semble pas avoir fait de concession significative (sauf la levée de ses contre-mesures et la fin du contentieux porté devant l’OMC), le Mexique, dont on connaît la vulnérabilité économique à l’égard de son puissant voisin, a non seulement pris les mêmes engagements que le Canada, mais en plus va surveiller ses exportations d’acier et d’aluminium et admis la possibilité de mesures de sauvegarde américaines visant ses exportations. Quant à l’UE, les deux parties sont en principe en train de négocier un accord sur les biens industriels pour baisser les tarifs applicables, et un autre sur l’évaluation de la conformité. Peut-être une solution sera-t-elle convenue à cette occasion, c’est du moins ce que les européens espèrent.

Un autre exemple a trait au nouvel accord commercial précité entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Trois points à signaler dans cet accord. Il s’agit, en premier lieu, des règles d’origine, c’est-à-dire les critères déterminant le pays d’origine d’un produit, et les conditions à remplir par ce produit pour être éligible à la liberté de circulation des biens convenue entre les trois pays. Ces règles ont été durcies pour les automobiles sur demande américaine : le contenu régional doit correspondre à 75 % de la valeur ; l’utilisation d’acier et d’aluminium nord-américains doit atteindre 70 % ; et 40% de la valeur d’une automobile et 45 % de celle d’un camion doivent avoir été fabriqués par des salariés percevant au moins 16 dollars (USA) par heure. Voilà une exigence qui peut handicaper les exportations mexicaines particulièrement craintes pour leur prix. En second lieu, dans le cas où les États-Unis invoqueraient les besoins de leur sécurité nationale pour réduire les importations d’automobiles, les deux autres partenaires ont réussi à arracher un accès en franchise de droits au marché américain mais limité quantitativement ou en valeur. Enfin, si l’un des trois partenaires conclut un accord de libre-échange avec un pays n’ayant pas une économie de marché (il est clair que c’est surtout la Chine qui est visée), les deux autres pourront mettre fin à leurs relations avec lui, et adopter entre eux un nouvel accord bilatéral. C’est clairement une pression des États-Unis pour empêcher ses voisins de nouer des relations préférentielles avec la Chine, sous peine de perdre l’accès privilégié à leur marché. Et il semblerait que les américains souhaiteraient multiplier ces clauses antichinoises dans leurs futurs accords commerciaux.

On sait par ailleurs que l’un des objectifs de la guerre commerciale déclenchée avec la Chine, est de pousser ce pays, et cette exigence est régulièrement répétée, à acheter davantage de produits américains (produits agricoles, gaz, semi-conducteurs, etc.) et peut-être à exporter moins vers le marché américain… De même, les négociations euro-américaines lancées sous la menace en cours d’une augmentation des tarifs douaniers américains sur les véhicules et les pièces détachées, sont parties de l’idée, lors de la rencontre Juncker-Trump de juillet 2018, que l’UE s'engagerait notamment à acheter plus de gaz naturel et de soja américains. Et, pour marquer le progrès de ces négociations, la Commission européenne souligne à l’envi que les importations de l’Union de gaz liquéfié et de soja américains ont augmenté, en moins d’un an,  respectivement de 367% et de 96% ! Des discussions américano-japonaises ont également été lancées récemment et reposent, partiellement, sur la même logique : moins d’exportation d’automobiles et de pièces détachées japonaises en échange d’une exemption américaine…

Où est le problème?

Cette tendance à faire en sorte que les exportations soient volontairement diminuées a eu son « heure de gloire » dans les années 70-80, notamment sous la forme d’accords d’autolimitation ou de restrictions volontaires à l’exportation (RVE). En 1988, on en recensait pas moins de 277, sans compter l’accord multifibres (AMF), qui portaient sur une large gamme de produits (acier, textiles, automobiles, chaussures, produits agricoles, etc.) Et déjà les États-Unis étaient avec l’UE le pays qui y recourait le plus. Et à l’époque, les cibles les plus fréquentes étaient le Japon, la Corée, Taïwan... Ces dispositifs ont provoqué bien des débats quant à leur légalité puisque le GATT prohibe les restrictions quantitatives; on a généralement estimé qu’ils baignaient dans une sorte de « zone grise », encore que le directeur général du GATT de l’époque ait été d’un avis plus tranché, à savoir qu’ils contrevenaient au GATT. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’accord sur les sauvegardes de l’OMC a résolu la question : ces dispositifs ne sont plus compatibles avec les règles actuelles depuis la fin 1998 (et fin 1999 pour l’UE). Les exemptions relatives à l’acier ou à l’aluminium ont suscité d’autres critiques : leur opacité et manque de transparence car, pour certaines d’entre elles, on n’en connaît ni les conditions exactes ni les modalités de mise en œuvre. En outre et surtout, elles transgressent le principe du traitement de la nation la plus favorisée, autrement dit le principe de non-discrimination entre Membres de l’OMC. Il est vrai ce principe ne va pas sans exception et que des préférences peuvent être admises entre parties à un accord commercial régional (comme avec le nouvel accord entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, ou l’accord États-Unis - Corée). Mais, outre qu’un tel accord n’existe pas toujours (avec l’Argentine ou le Brésil par exemple), n’est-ce pas contradictoire avec l’objectif assigné à ces accords commerciaux régionaux, à savoir augmenter la liberté du commerce et faciliter les échanges entre les États concernés ? Reste qu’il est clair que ces dispositifs constituent un formidable moyen de pression entre les mains des États-Unis qui en jouent d’autant mieux qu’ils savent toute l’importance du marché américain pour leurs partenaires. Mais cela sera-t-il suffisant pour réaliser les objectifs américains ?