France-Maroc: une inéluctable distanciation? edit

9 mars 2023

Depuis plusieurs mois, la relation France-Maroc est prise dans une dynamique délétère. Alors que l’on croyait cette dynamique, sinon inversée, du moins stoppée, elle repart : la visite d’Etat du président Macron, qui semblait proche et assurée, est renvoyée, sinon aux calendes grecques, du moins au lendemain indéterminé du mois de Ramadan. Il y a cela des raisons conjoncturelles et une raison structurelle. Les raisons conjoncturelles sont connues mais sous-évaluées, du moins côté français. La raison structurelle a jusqu’à présent échappé à l’analyse.

Des raisons conjoncturelles sous-déterminées

La première raison conjoncturelle est l'incompréhension, côté marocain, de ce que la France se refuse à emboîter le pas à la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par les États-Unis, incompréhension d'autant plus forte que la France est considérée comme le partenaire le plus proche. Le fait que les Nations-Unies considèrent qu'il s'agit toujours d'un territoire non autonome n'est pas un obstacle à la reconnaissance unilatérale, comme l'ont montré les Etats-Unis. Rien n’empêche un Etat de reconnaitre ce qui lui semble juste et nécessaire de reconnaître. Dès lors, le Maroc a commencé à s'interroger sérieusement sur l'étendue et le contenu de l'amitié de la France.

Cette interrogation s’est assez rapidement accompagnée de la circulation, dans les réseaux sociaux, d’un narratif présentant le non-engagement de la France vis-à-vis de la reconnaissance du Sahara marocain comme la conséquence d’une stratégie consistant à conserver un moyen de « tenir » le Maroc. Celui-ci serait ainsi dépendant de la France pour bloquer les résolutions hostiles du Conseil de sécurité. Il ne s’agit pas, ici, d’interroger la crédibilité du narratif ; ce qui est important n’est pas ce qu’il raconte mais ce qu’il dit : l’ami de toujours est un faux-jeton. La version élaborée du narratif, due à un brillant youtubeur, inscrit la position française dans ce qui serait une attitude irrémédiablement coloniale et une avidité de matières premières et d’avantages économiques. Il est tentant de rapprocher ce narratif de celui en cours au Mali selon lequel les troupes françaises auraient évité de défaire les jihadistes parce que la France rechercherait la scission du pays, afin d’avoir un accès sécurisé aux « terres rares » du nord.

Ce que disent ces narratifs, c’est donc que la France est un faux ami. Au Maroc, le narratif circule au sein des élites francophones. Il n’est pas porté par des islamistes revanchards et barbus. Il dit l’incompréhension. Comme l’ont montré plusieurs sociologues (notamment Harold Garfinkel) en développant la notion de « breaching experiment », lorsqu’on ne comprend pas une attitude ou une situation, nous essayons de lui trouver une explication qui permette de penser que rien n’a changé. On ne se précipite donc jamais pour faire d’un ami un faux ami, parce que c’est une opération couteuse et déstabilisante. Pour le faire, il faut donc que l’incompréhension de l’attitude en cause surpasse toutes les explications possibles. Certes, cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas explicable ou que l’explication retenue soit bonne. Cela dit simplement que, pour la plupart des Marocains, l’attitude de la France n’est pas compréhensible d’une manière qui préserve son statut de puissance amie. Et ce sur quoi il convient de se focaliser politiquement, ce n’est absolument pas sur les biais cognitifs, qui seraient à l’origine de ce sentiment. Tout d’abord parce que la France ne changera pas cette attitude en expliquant qu’elle est erronée. L’illusion de la « pédagogie », si présente dans la défense des politiques intérieures dont la population ne veut pas, et que l’on croit pouvoir sauver de l’opprobre en expliquant leurs bienfaits – comme si leurs destinataires ne voyaient pas clairement en quoi ils sont lésés – est tout autant une illusion en politique étrangère. Ensuite, parce qu’une telle attitude serait considérée comme condescendante.

La deuxième raison conjoncturelle est la restriction (décidée en septembre 2021) de moitié des visas donnés aux Marocains, parce que le Maroc ne faciliterait pas le rapatriement de personnes identifiées comme marocaines par les autorité françaises et sous le coup d'une mesure d'expulsion. Cette disposition était humiliante. On ne peut pas parler d'un « partenariat d’exception », comme le fait la diplomatie française, et utiliser de telles pratiques de rétorsion, qui introduisent et/ou soulignent une inégalité statutaire entre les parties. Du point de vue des relations bilatérales, la disposition étaient inconsidérée. Par définition, elle atteignait spécifiquement les personnes qui ont des liens forts avec la France et fabriquent la réalité des relations entre les deux pays, soit d'un point de vue scientifique, soit d'un point de vue économique, soit d'un point de vue familial. Le fait que la mesure ait fini par être abandonnée ne change rien à ses conséquences désastreuses et à leur impact durable.

D’un point de vue de politique intérieure, cette sanction s’explique facilement par la proximité des élections présidentielles et la volonté de montrer la détermination du chef de l’Etat sur le dossier de l’immigration irrégulière (et par extension sur celui de l’immigration en général). Le problème qu’elle pose est, en revanche, un problème de relations bilatérales. Le fait que personne dans les (hautes) sphères décisionnelles françaises n’ait pu penser que ce constat serait fait par la partie marocaine est proprement sidérant.

La troisième raison conjoncturelle est la reprise en grandes pompes des relations franco-algériennes alors que l'antagonisme entre l'Algérie et le Maroc ne fait que croître. L'idée que l'on pouvait, « en même temps », envoyer la moitié du gouvernant français en Algérie et lancer une visite d'Etat au Maroc est rapidement apparue comme un nouveau manque de considération. Bien évidemment, la France, comme acteur international, est en droit de vouloir conserver des relations équilibrées entre les différents Etat d’Afrique du Nord. Cependant, les relations équilibrées ne relèvent pas d’une décision unilatérale comme lorsqu’il s’agit de faire la guerre. S’inscrivant, au contraire, dans un cadre pacifié, les relations équilibrées impliquent le consentement formel ou informel de l’ensemble des parties prenantes. De ce point de vue, il faut considérer que Maroc fait face, depuis plusieurs mois, à une montée sans précédent de l’hostilité de l’Algérie à son encontre (voir Jean-Noël Ferrié, « Que se passe-t-il entre le Maroc et l’Algérie ? », Telos, 15 décembre 2022). Il est donc évident qu’à ce degré d’antagonisme, le Maroc ne pouvait considérer que très négativement l’empressement français vis-à-vis de l’Algérie. C’était aussi parfaitement prévisible.

Une raison structurelle non prise en considération

La raison structurelle réside dans une prise de distance générale des Etats africains, naguère proches de la France, vis-à-vis de celle-ci. Cette prise de distance varie d'un Etat à l'autre, mais s'inscrit dans la même logique : la montée en puissance de la volonté de faire prévaloir un point de vue africain, démarqué des points de vue « occidentaux », sur les affaires africaines. Le discours tenu par le roi Mohammed VI, en 2017, lors du retour du Maroc au sein de l'Union africaine, relevait clairement de cette dynamique. Elle peut s’exprimer de manière positive ou négative. De manière positive, par le déploiement d’une stratégie consistant à utiliser des cadres développés par la France et partagés avec elle (la francophonie, la culture entrepreneuriale, etc.) afin de poursuivre ses propres intérêts. De manière négative, elle consiste à prendre, sinon le contrepied de la France, du moins à choisir des cadres de référence et des modus operandi  explicitement différents. C’est, par exemple, ce qu’a fait le Maroc en lançant, en 2013, sa nouvelle politique migratoire, favorisant la régularisation des migrants subsahariens, là où l’attitude française et, plus largement, européenne consiste à fermer le plus possible les frontières.

Dans une conférence donnée le 7 mars 2016, à l’Université internationale de Rabat, Pierre Gattaz, alors président du MEDEF affirmait, s’adressant à un parterre d’étudiants, d’entrepreneurs et de diplomates : « l’Afrique, c’est pour nous ». C’était à la fois vrai et faux. C’était vrai parce que les entreprises françaises étaient et demeurent largement présentes en Afrique et parce que le Maroc développait alors, depuis plus d’une décennie, ses propres investissements sur le continent. C’était faux, parce le Maroc poursuivait et poursuit en Afrique ses propres buts, indépendamment de la France.

De fait, l’économie marocaine s’est particulièrement développée et renforcée au point que le Maroc exporte plus de biens et de services vers la France qu’il n’en importe. Entre 2012 et 2019, la France a ainsi connu une augmentation de plus de 70% de ses importations en provenance du Maroc alors que ses propres exportations vers son partenaire ne progressaient que de 18,3 %. Une situation qui a entrainé un déficit de la balance commerciale française de près de 816 millions d’euros durant la même période. Si de tels chiffres doivent être comparés aux tendances longues qui associent la France et le Maroc, ils permettent, néanmoins, de constater le changement de posture entre les deux pays. Cette situation a permis au Maroc de se positionner comme une puissance continentale à même de poursuivre une politique étrangère et économique indépendante. Parce que longtemps écartée des instances panafricaines, du fait de son retrait de l’Organisation de Union africaine en 1984, le Maroc a dû recomposer sa politique étrangère sur la base de la multiplication d’accords économiques bilatéraux. Cette stratégie a été impulsée, dès le début des années 2000, par le roi Mohammed VI menant des visites officielles dans de nombreux pays du continent. A l’occasion de chaque visite, une série d’accords était signée entre le Maroc et les pays hôtes. Ces accords portaient sur différents objets (commerce, investissements...), mais s’inscrivaient dans une politique africaine d’ensemble et non dans la simple conduite d’intérêts privés. La diplomatie économique du Maroc en Afrique a donc largement servi ses ambitions continentales, en l’aidant à devenir la cinquième puissance africaine, le deuxième investisseur africain après l’Afrique du Sud et le premier investisseur en Afrique de l’Ouest.

Pays africain francophone et disposant d’une culture administrative et entrepreneuriale fortement influencée par le modèle français, le Maroc a su utiliser cet héritage en direction du sud. La réappropriation de cet espace, historiquement dominé par la France, a été manifeste au cours des années 2000-2010. Le Maroc a pu bénéficier d’un certain ralentissement de la politique étrangère et, surtout, des activités économiques françaises sur le continent, pour s’appuyer sur son réseau entrepreneurial afin d’initier sa propre stratégie économique (annulation de la dette des pays africains les moins avancés, suppression des barrières douanières pour leurs exportations vers le Maroc, augmentation du volume des investissement directs marocains dans ces pays[1]…). Cela a été particulièrement visible dans le secteur bancaire, où le Maroc a pris une place importante. A titre d’exemple, le Crédit agricole a cédé, en 2010, à Attijariwafa bank six de ses filiales en Afrique subsaharienne (Congo, Côte d’Ivoire, Cameroun, Gabon, Sénégal, Afrique du sud), tandis qu’en 2017 les banques BMCE-BOA, Attijariwafa bank et Banque populaire couvraient 25 pays du continent, répartis en Afrique de l’Ouest, Afrique centrale et Afrique de l’Est[2]. Le Maroc apparait ainsi comme un concurrent sérieux dans ce domaine, tandis que d’autres secteurs comme le BTP (avec la SOMAGEC), les télécommunications (avec Maroc Télécom qui représente à lui seul 25% des IDE marocains en Afrique[3]) ou encore le secteur agricole (avec l’OCP) ou minier (avec la MANAGEM[4]) ne cessent de se développer.

La construction d’une stratégie indépendante en Afrique, tout en utilisant une partie des cadres de référence français, se retrouve au niveau militaire. La coopération militaire entre la France et le Maroc repose principalement sur l’accord bilatéral de coopération technique de 1994 complété en 2005. La diversité des champs d’application de cette coopération s’incarne dans des actions comme la coopération maritime (aéronautique navale, exercices communs à l’instar de l’exercice CHEBEC), l’enseignement du français en milieu militaire, la formation du personnel de santé, l’enseignement militaire supérieur ou encore la participation de certains responsables militaires marocains aux séminaires de l’IHEDN). Pour autant, si cette coopération bilatérale reste solide, elle ne se traduit plus par des objectifs communs en Afrique. Le Maroc ne souhaite pas s’inscrire dans la même approche de la sécurité africaine que la France. A titre d’exemple, il ne fait pas partie du réseau des Ecoles nationales à vocation régionale (ENVR) proposé par la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) française, qui offre un modèle d’intégration de la coopération militaire sur le continent. Il choisit, au contraire, de développer ses propres outils de coopération militaire avec des pays africains comme le Mali, le Sénégal, la Guinée ou encore le Gabon. Les écoles militaires marocaines accueillent ainsi, chaque année, des promotions d’officiers africains. Enfin, sur le plan de l’action opérationnelle, les Forces armées royales ont développé une tradition d’opérations humanitaires, notamment sous drapeau onusien, en particulier dans le domaine de la médecine militaire et des hôpitaux de campagne. Une diplomatie militaire qui contraste avec l’approche française, concentrée sur la lutte contre le terrorisme armé au Sahel depuis presque une décennie.

Ces désalignements ne ressortissent pas d’une hostilité à l’encontre de la France, mais du façonnage de l’indépendance du Maroc en tant qu’acteur continental et de la structuration de ses ressources pour y parvenir. Cette stratégie induit la renégociation informelle aussi bien que formelle de la relation bilatérale et son évolution vers une relation entre puissances régionales ayant des intérêts communs. Bien sûr, la France se projette en Afrique (et donc au Maroc) comme autre choses qu’une simple puissance régionale européenne ayant des relations avec des puissance régionales africaines. Elle ne veut fondamentalement pas de cette parité. C’est l’ambivalence de plus en plus problématique de sa posture africaine : prétendre vouloir sortir d’un rôle tutélaire tout en comptant toujours sur sa projection africaine pour conserver un statut de puissance mondiale.

La difficulté des choix

Les trois raisons conjoncturelles de la crise persistante entre les deux pays, que nous avons évoquées dans la première partie de cette analyse, apparaissent incontestablement renforcées par l’évolution structurelle du Maroc, dans sa relation avec la France, depuis une vingtaine d’année, à l’unisson du continent. Pour utiliser une expression sportive, la France conserve le sentiment trompeur qu’elle « joue à domicile », lorsqu’elle joue en Afrique, qu’elle bénéficie de sympathies, d’accointances et de complicités. Ce n’est plus exactement le cas. Le public a changé et il continue de changer. Certes, il reste un capital positif, qui peut encore faire illusion, mais la seule utilité de ce capital ne peut être que de servir de point de départ à une reformulation des relations bilatérales, non pas avec le continent (ce qui relèverait une fois de plus de la projection tutélaire), mais avec les différents partenaires nationaux qu’il compte. Ceci implique de s’investir dans le jeu, de ne pas jouer « à l’économie ».

Un entretien de la ministre française des Affaires étrangères avec son homologue marocain, en juin dernier, la nomination d’un nouvel ambassadeur de France au Maroc, l’abandon de la réduction de moitié des visas accordés aux Marocains, une visite de deux jours de la même ministre en décembre passé, cela ne suffit pas. Sans la prise en considération des attentes marocaine sur le dossier du Sahara, il n'y aura pas de relance des relations franco-marocaines à partir de bases saines. C'est un choix diplomatique à faire. La position marocaine est très claire depuis des mois. La France peut choisir de tenter la relance par la mise en œuvre de projets économiques ou de projets culturels. Ceux-ci ne constitueront cependant pas un retour à « l'amitié exceptionnelle ». Ils seront, au mieux, l’adjuvent fonctionnel d’une relation définitivement dégradée. Certes, le gouvernement français est en droit de considérer que les intérêts nationaux peuvent s’accommoder de cette situation, mais c’est un choix qui devra être fait en connaissance de cause et non sur la base d’une lecture superficielle et auto-complaisante de la situation.

[1] Kamal Hassani et Souhaila Chougrani, « Enjeux de l’ouverture économique du Maroc dans la perspective du nouveau modèle de développement », Revue Internationale des Sciences de Gestion, no 5 (2019), p. 206.

[2] Ilyes Boumahdi, Le Positionnement du secteur bancaire marocain en Afrique : réalité et perspectives de renforcement, Rabat, Rapport, Ministère de l’économie et des finances du Royaume du Maroc, Direction des études et des prévisions financières, Rabat, 2019, p. 12‑13.

[3] Direction des études et des prévisions financières, Relations Maroc-Afrique : l’ambition d’une « nouvelle frontière, Rabat, Ministère de l’économie et des finances, 2015, p. 21.

[4] Ibid., p. 23.