Faisons encore mieux que les prix Nobel: rendons la taxe carbone à la fois écologique et sociale… edit

7 février 2019

Dans son article du premier février, Eric Chaney propose de revenir sur le projet de taxation du carbone. Il précise que, pour que cette réintroduction soit acceptable dans le contexte actuel, il faut d’une part que la recette supplémentaire soit intégralement reversée aux Français, sous une forme égalitaire, et d’autre part qu’elle soit accompagnée par la mise en œuvre d’une taxe carbone aux frontières, proportionnelle au contenu carbone des produits importés.

Ce sont des recommandations qui ont le mérite de la simplicité et de la clarté et qui de plus s’appuient sur l’appel de 27 prix Nobel d’économie et anciens hauts responsables de l’administration américaine. Dans le Wall Street Journal du 16 janvier, ceux-ci ont rappelé qu’une taxe carbone croissante serait la solution la plus efficace pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Selon eux, avec les mesures d’accompagnement rappelées par Eric Chaney – reversement intégral aux citoyens sur une base égalitaire et taxe aux frontières pour éviter les “fuites de carbone” – la “main invisible du marché” guiderait l’économie vers la décarbonation. Et cela bien mieux que des normes et règlementations, supposées génératrices d’inefficacités.

Ce sont des recommandations qui répondent pleinement aux enseignements de la théorie néo-classique de l’environnement, dans sa version pigouvienne. De plus elle intègre, avec la compensation des ménages, la question de l’acceptabilité sociale d’une mesure par essence punitive, puisqu’il s’agit bien de pénaliser des comportements générateurs de coûts sociaux. Les fondamentaux sont donc excellents et il s’agit sans doute d’une solution dite “first best”. Mais c’est un autre prix Nobel et père de l’économie de l’environnement, Ronald Coase, qui nous met en garde contre les dangers d’une “économie de tableau noir” (blackboard economics), trop ancrée dans la théorie.

L’économie doit en effet reconnaître les imperfections du monde réel et le plus souvent en rabattre du “first best” au “second best”, en tenant compte des conditions de la mise en œuvre des politiques publiques. Et en matière de fiscalité carbone on a vu ces dernières semaines combien les conditions concrètes importaient. Mais avant d’examiner les solutions praticables pour la réintroduction d’une fiscalité carbone, il faut reprendre les choses dans l’ordre.

Quel serait le montant des recettes de la fiscalité carbone au cours de la transition ? Toute taxe environnementale a pour vocation sa propre disparition, par réduction (au moins partielle) de son assiette. Dans le cas de la taxe carbone, pour calculer la trajectoire des recettes, il suffit de multiplier les quantités émises en tonnes de CO2 par les prix, soit le niveau de la taxe en €/tCO2.

Pour les quantités, la Stratégie Nationale Bas Carbone nous donne le profil recherché des émissions jusqu’en 2050. Si l’on prend en compte le seul CO2 et si l’on suppose que les émissions aujourd’hui régies par le système européen des quotas rejoignent, vers 2030, un “régime général” alors les émissions soumises à la taxation s’élèvent à environ 250 MtCO2 jusqu’en 2030. Mais ensuite, et en vertu de l’objectif de “neutralité carbone”, les émissions s’effondrent à seulement quelques dizaines de millions de tonnes en 2050.

Pour les prix, la Commission pour la Valeur Tutélaire du Carbone (soit le prix fictif à appliquer dans l’évaluation des investissements publics), donne des indications avec des valeurs très élevées, de l’ordre de 200 €/tCO2 en 2030, puis 400 et 600 respectivement en 2040 et 2050. Il est sans doute extrêmement important de distinguer valeur tutélaire et fiscalité carbone car les politiques sont portées par d’autres instruments que le seul signal-prix. Avec une séquence 2030, 2040 et 2050 à 100, 200 et 300 €/tCO2 pour la fiscalité, on obtient des recettes de 26 Mds d’euros entre 2030 et 2040, puis une chute à 9 Mds d’euros en 2050 (soit le retour au niveau actuel)… Chiffres considérables au sommet de la courbe !

Quel emploi pour les recettes ? On peut identifier trois grands types d’emploi des recettes de la fiscalité carbone : 1/ la compensation directe des ménages ; 2/ la contribution au budget avec réduction d’autres taxes (notamment les cotisations employeurs sur les salaires) ; et 3/ le financement des investissements de transition.

La solution proposée par les 27 prix Nobel, soit une compensation des ménages, intégrale (sur les nouvelles recettes par rapport aujourd’hui) et égalitaire, conduit à un montant d’environ 200 € par ménage en 2020, et 500 € entre 2030 et 2040 avant un retour à zéro en 2050. Une option simple, attractive et qui présente aux yeux des économistes nord-américains, qui répugnent le plus souvent à formuler des recommandations de redistribution, l’avantage de ne nécessiter précisément aucune hypothèse de ce type. Evidemment la contrepartie est que cette option n’ouvre aucune marge de manœuvre pour l’utilisation budgétaire ou le financement.

La deuxième solution, la contribution au budget avec notamment la réduction des charges des entreprises a été beaucoup explorée à partir des années 90, pour l’Europe par E. Malinvaud et J. Drèze et pour la France par J.-C. Hourcade et E. Combet. Dans un contexte économique de perte de compétitivité et de chômage structurel, c’est sans doute la meilleure des solutions, un “first best”. Et c’est d’ailleurs ce que disent les modèles macroéconomiques. A noter que le financement du CICE par la taxe carbone s’inscrit dans cette perspective. Oui, mais... cette option apparait aux yeux de beaucoup comme un cadeau supplémentaire aux entreprises et même un “détournement de fonds” initialement destinés à la transition. Expliquer sur un rond-point que la hausse des prix de l’essence permettra la réduction des coûts des entreprises et sera à terme porteuse de compétitivité, de réduction du chômage et finalement de pouvoir d’achat ne serait sans doute pas une tâche aisée…

Quant à la troisième option, elle fait indiscutablement sens car la transition est avant tout affaire d’investissement. Les estimations des besoins d’investissement lors du Débat National sur la Transition Energétique de 2013 ou celles, plus récentes, d’I4CE convergent vers un besoin total de 50 à 70 Mds d’euros par an à l’horizon 2030 : rénovation thermique des bâtiments, développement des transports en commun, véhicules électriques et infrastructures associées, développement des énergies renouvelables et des  réseaux, toutes ces options requièrent plus d’investissement. Et pour une bonne part, notamment la rénovation et la conversion des véhicules, il repose sur un effort supplémentaire des ménages. Pour la rénovation par exemple, on a toute les raisons de penser qu’avec une économie annuelle moyenne d’énergie de 1 000 € et un coût de 30 k€ par logement aujourd’hui, il faudra de fortes subventions pour déclencher l’investissement.

Un sujet de choix pour le Grand débat ? L’analyse des fondamentaux des recettes de la fiscalité carbone et des emplois qui peuvent en être faits montre que les choix à effectuer sont de nature économique, mais appellent avant tout une clarification des priorités politiques. Dans le monde d’avant les gilets jaunes, il était possible de considérer que les principes fiscaux d’unité budgétaire ou la recherche de la neutralité fiscale devaient conduire à privilégier les solutions a priori économiquement et écologiquement les plus efficaces. Depuis l’“Acte I” du 17 novembre, il apparait qu’on ne peut ignorer la dimension sociale de la transition, compte-tenu de l’ampleur des transformations qu’appelle la transition vers la neutralité carbone.

Les solutions à mettre en œuvre devront donc comporter une part de compensation des ménages, et très probablement sur un mode ciblé vers les déciles de revenu les plus modestes, dans l’esprit des propositions avancées récemment par Terra Nova. Compensation des premiers déciles de revenu, à combiner avec une dimension de financement public direct des investissements de transition. Donc de manière dominante une combinaison des options 1/ et 3/.

A partir de là on peut concevoir deux voies pour progresser : ou bien l’élaboration en chambre, dans les ministères, centres de recherche, think tanks ou ONG de solutions ficelées à soumettre au gouvernement, avec des risques de rejet bien identifiés ; ou bien la mise en débat public d’un sujet techniquement difficile mais essentiel pour l’avenir écologique et social de notre pays.