Nord Stream 2: gaz, climat et sanctions américaines edit

18 décembre 2020

Où en est-on de la réalisation des gazoducs Nord Stream ? Le premier projet a été réalisé entre 2005 à 2011 et est en service actif depuis 2012. C’est à présent le second projet, Nord Stream 2 (NS2), également porté par Angela Merkel, dont la réalisation est sujette à de nombreuses complications. D’une longueur de 1230 km, il en reste environ 10% à réaliser. Sans ces derniers kilomètres, il sera impossible de transporter les 55 milliards de mètres cubes de gaz naturel prévus : un scénario noir pour ce chantier au coût total évalué à 10 milliards d’euros — auxquels il faut ajouter les 7,2 milliards d’euros des infrastructures connexes permettant de connecter le gazoduc sous-marin aux marchés européens ciblés.

Projet d'infrastructure majeur, NS2 se trouve à la croisée de problématiques économiques, géopolitiques et climatiques. Il fait l’objet d’une discorde persistante entre partenaires transatlantiques, d’un vif débat en Europe, et illustre également l’impact bourgeonnant de l’hydrogène dans la géopolitique de l’énergie.

Un facteur de discorde dans les relations transatlantiques

Souvent surnommé « pipeline de Poutine », raillé pour la présence de l’ancien Chancelier Gerhard Schröder au Conseil d’administration du projet, NS2 était censé doubler les livraisons de gaz naturel vers l'Allemagne à l’horizon 2019, puis 2020. C’est un enjeu clé pour Berlin dans sa stratégie de réduction de émissions de gaz à effet de serre (GES). En effet, la combustion de gaz naturel permet de réduire en théorie, en bout de chaîne, jusqu’à 50% les émissions de dioxyde de carbone (CO2) par rapport au charbon. Or, la Russie et les États-Unis se livrent une concurrence féroce sur l’approvisionnement européen en gaz, avec le concours leurs alliés respectifs en périphérie de l’UE : Algérie et Norvège.

Marché clé pour Moscou comme pour Washington, la sécurité énergétique européenne fait ainsi l’objet d’une attention particulière de la part du Congrès des Etats-Unis. Son rôle est d’autant plus déterminant sur ces sujets que 80% du gaz russe provient de la zone Arctique et que la présidente de la Commission à l’Énergie du Sénat américain n’est autre que Lisa Murkowski. Première figure politique des Etats-Unis en Arctique depuis 10 ans, elle représente l’État américain en concurrence directe avec le gaz russe vis-à-vis des marchés asiatiques, l’Alaska. En l’espèce, le cas des gazoducs Nord Stream est vu depuis Juneau comme une préfiguration des défis stratégiques auxquels l’Alaska devra faire face, à l’avenir, sur la façade Pacifique.

Régulièrement, la suspension de Nord Stream 2 a été ainsi évoquée et instrumentalisée tant par l’Administration Trump que par le Congrès, par exemple à l’occasion de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny (août 2020). Dès juin 2017, sous l’impulsion de la Commission à l’Énergie, le Sénat a signifié son opposition explicite au projet dans la loi pour contrer l’influence russe en Europe et en Eurasie. La Chambre des Représentants lui a emboîté le pas en décembre 2018. L’adoption de nouvelles sanctions par le Congrès le 20 décembre 2019 — dans le cadre de loi pour la protection de la sécurité énergétique de l’Europe (Protecting Europe's Energy Security Act, PEESA) — a contraint, par exemple, l’entreprise helvético-néerlandaise Allseas, spécialisée dans l’ingénierie des gazoducs offshores à suspendre ses activités liées à NS2 dès le lendemain.

Donald Trump, malgré ses bonnes relations personnelles avec Vladimir Poutine, a suivi la même ligne de conduite que le Congrès. Empêtré toute la première partie de son mandat dans le scandale russe, il n’en a pas moins critiqué Angela Merkel lors du Sommet de l’OTAN de juillet 2018, la qualifiant de « prisonnière » de la Russie ! Sur ce point, Joe Biden ne constitue pas une rupture avec son prédécesseur, il suivra une ligne hostile au développement de ce projet et favorable à ses intérêts, le sujet faisant consensus comme rarement entre Démocrates et Républicains. D’ailleurs, il est à noter que cette ligne politique n’est pas unique au dossier russe puisque la discorde entre Berlin et Washington s’exprime également sur le degré d’ouverture aux relations commerciales de l’Allemagne avec la Chine.

Dans ce jeu en mutation certaine, le départ de Donald Trump ne fera que nuancer légèrement l’hostilité américaine de principe à NS2, et ce dernier demeurera un point de friction.

Des Européens entre division, intérêts économiques et climat

Derrière NS2, c’est pour Moscou le maintien de sa rente gazière en Europe qui se joue ; tandis que pour Washington, c’est le développement d’une rente naissante, rendue possible par l’avènement du gaz non-conventionnel sous la présidence Obama. Dans ce contexte, sous couvert de « protéger la sécurité énergétique européenne » en promouvant la diversification des approvisionnements européens, le PEESA et le dossier NS2 en particulier sont avant tout l’illustration d’une pratique économique américaine tournée exclusivement en faveur de ses intérêts nationaux et résistante, naturellement, aux alternances politiques.

Effectivement, le début de rente américaine pourrait déjà faire long feu… à cause de l'agressivité de Moscou vis-à-vis de Berlin, certes, mais surtout à cause du développement d’un nouveau vecteur énergétique : l’hydrogène bas-carbone. En effet, ce virage ambitieux pris par Berlin et Bruxelles, depuis trois ans, a vocation à redistribuer les cartes du paysage énergétique sur le Vieux Continent. Le dossier est porté depuis un an par la nouvelle Commissaire à l’Énergie, la centriste estonienne Kadri Simson — fine connaisseuse du dossier en tant qu’ancienne ministre des Affaires économiques et des Infrastructures (2016-2019) d’un pays dépendant à 100% du gaz russe. Renouvelé lors du Conseil Européen du 10-11 décembre dernier, l’objectif affiché est de recouvrer une certaine autonomie énergétique à l’échelle continentale grâce à l’hydrogène bas-carbone ; avec un impact non-négligeable sur Nord Stream 2.

La division des Européens sur le dossier NS est une constante depuis l’origine. Pour les opposants au projet, ce dernier affaiblit les efforts de diversification européens, accroît les vulnérabilités de l’Europe Centrale et Orientale ainsi que la réforme du secteur gazier en Ukraine. Pour ses partisans, notamment les cinq entreprises européennes impliquées dans le projet (Engie, OMV, Shell, Uniper et Wintershall), ainsi que les gouvernements allemand et autrichien, la sécurité énergétique de l’Europe s’en trouve au contraire renforcée avec une route d’approvisionnement supplémentaire, directe et plus sûre que le gaz naturel liquéfié (GNL) américain, trop soumis aux marchés — tandis qu’un gazoduc crée nécessairement une relation commercialo-politique de très long terme et une réalité d’interdépendance entre le pays producteur et son client.

Oui, en l’état actuel des capacités de production et de transport, Moscou est tout autant dépendante de l’Europe que l’Europe n’est dépendante d’elle. Sans ses débouchés européens, la Russie n’aurait pas matière à développer ses gisements colossaux en péninsules de Yamal et de Gydan — au cœur de sa zone Arctique — où le pays produit 80% de son gaz, aujourd’hui. Oui, Berlin et Bruxelles ont bien entamé une transition nette en visant qu’un quart (24%) de la demande énergétique européenne soit assurée par l’hydrogène en 2050 — soit à peine deux cycles d’investissement. Européens et Russes ont des perspectives différentes sur la transition énergétique : le Pacte vert de la Commission Von Der Leyen  constitue une chance unique pour les premiers, tandis que les seconds la considèrent comme une menace pour leur nécessaire rente à l’export. Mais Vladimir Poutine et Mikhaïl Michoustine accompagnent et préparent ce mouvement, de deux manières.

D’abord, ils ont également engagé la Russie dans un virage voué à réduire sa dépendance européenne. Embrassant pleinement la révolution du GNL, bien plus flexible pour toucher l’ensemble des marchés mondiaux et développant de nouveaux débouchés asiatiques. Jouant directement sur une stratégie similaire à celle de Washington, Moscou travaille depuis 2014 avec d’autres nouveaux partenaires capables de financer des mégaprojets similaires à NS2 sans dollar US. Ainsi, le Kremlin essaie de diversifier ses marchés au moyen de nouveaux gazoducs tel que Power of Siberia, qui connecte l’Extrême-Orient exclusivement à la Chine. Il le fait aussi à l’aide de terminaux d’exportation, de hubs de transbordement et d’infrastructures mêlant nucléaire, renouvelables et hydrogène, principalement à destination du nord-est asiatique, mais pas uniquement.

Le développement des infrastructures de transport gazier russes vers l’Europe est donc intimement lié à l’évolution des considérations sécuritaires et environnementales grand public côté européen, à commencer par les enjeux de décarbonation des économies, de pollution de la mer Baltique, de trop grande dépendance à la Russie, ou tout simplement sur le bien-fondé d’aller exploiter les hydrocarbures de l’Arctique… Autant d’étapes et de débats risqués pour les deux Nord Stream.

La dynamique engagée notamment autour de la transition énergétique en Europe est bel et bien lancée et, au-delà des logiques de diversification technologique que représente l’hydrogène, le gaz naturel a vocation à se développer pour devenir l’énergie pivot entre la société carbonée et celle neutre en carbone. Ainsi, la bataille pour terminer Nord Stream 2 va nécessairement se poursuivre autour d’une alliance d’intérêts autour du nexus gaz naturel + hydrogène + renouvelables. Moscou participe à ces débats, notamment en finançant des opérations de lobbying vis-à-vis de Bruxelles, au Conseil de l’Europe ou encore auprès du grand public. Néanmoins, l’hydrogène pourrait tout de même effectivement modifier l’équation énergétique dans les relations euro-russes, et plus spécifiquement pour Nord Stream 2.

L’hydrogène au secours de Nord Stream 2 ?

La Pologne, l’un des autres grands acteurs de NS2, se trouve à la croisée des chemins : son soutien marqué à Donald Trump, ses attaques contre l’Etat de droit depuis plusieurs années (ainsi que des droits des femmes) et la préférence polonaise pour le charbon (au détriment des renouvelables) n’augurent pas des meilleures relations avec la nouvelle administration américaine… à moins que le PIS ne fasse, là aussi, un virage vers l’hydrogène. Cette perspective n’est plus sans fondement comme le laisse penser l’affichage de Varsovie depuis quelques mois en faveur de l’hydrogène bas-carbone à base de fossiles dit « hydrogène bleu » (vaporeformage du charbon avec séquestrateur de carbone) qui lui permettrait — pense-t-on au sein du PIS — de concilier à terme ses activités charbonnières avec les objectifs climat.

Aussi, chacune des cinq firmes européennes engagées sur Nord Stream 2 a bâti une stratégie d’engagement important dans le secteur de l’hydrogène plus ou moins bas-carbone. Tous ces groupes misent sur l’hydrogène pour consolider leurs activités gazières aujourd’hui, mais surtout les pérenniser dans le temps, dans la seconde moitié du siècle, lorsque même le gaz naturel d’origine extractive sera persona non grata en Europe au profit de l’hydrogène bas-carbone…

Pour toutes les raisons sommairement évoquées dans ce papier, on pourrait éventuellement penser que l’hydrogène serait, in fine, le meilleur adversaire de NS2 : qui dit transition énergétique vers le H2 bas-carbone dit nécessairement coup d’arrêt au gaz naturel a minima d’ici 2050. Mais non, le développement de l’hydrogène ne peut pas se faire de manière suffisamment rapide pour que NS2 soit abandonné. Même si les stratégies hydrogènes des 27 sont ambitieuses et même si la Russie va bientôt publier la sienne, cela ne suffira pas pour répondre aux enjeux de décarbonation des années 2020, auxquels la transition vers le gaz naturel permet d’apporter très concrètement et immédiatement une partie non négligeable de la solution, sans être la solution parfaite. En fait, pour Berlin comme pour Moscou, il faut que NS2 se fasse… et l’hydrogène pourrait même, dans les faits, aider à sa réalisation !

Alors que le conseiller climat de Vladimir Poutine, Ruslan Edelgeriev, déclare qu’il faudrait définir « tout projet ayant un contribution positive pour l’environnement » comme hors sanctions ; alors que Gazprom développe des capacités d’injection de blend gaz naturel-hydrogène pour ses gazoducs vers l’Europe et en premier lieu, Nord Stream 2 ; ou encore, alors que l’Allemagne, au niveau fédéral comme au niveau des Landers, développe des réglementations et des fonds spéciaux contre le changement climatique pour justifier le bien fondé d’investissements domestiques comme étrangers sur le climat même en pays “difficile” et contourner les régimes de sanctions internationales existants au nom de la préservation de l’environnement… dans ce triple contexte, l’administration Biden pourrait-elle soutenir qu’il faut encore sanctionner Nord Stream 2 si celui-ci devenait un projet “bénéfique pour la planète et le Climat” ?

Pour faire de NS2 un projet ‘“bénéfique pour le climat” alors même que le gaz naturel est une énergie fossile, il faut faire sortir NS2 de la catégorie sous sanction des « projets de gaz naturel ». C’est là le rôle à court terme de l’hydrogène : en adjoignant une nouvelle dimension hydrogène à NS2 — c’est-à-dire en construisant de futures installations H2 en lien avec Nord Stream et en projetant de transporter dans le gazoduc non pas du gaz naturel seul mais un mix gaz naturel + hydrogène — cela ferait changer le projet de nature, l’hydrogène n’étant soumis à aucune sanction américaine ou européenne à ce stade…

En fait, Nord Stream 2 est en passe de devenir un cas d’école de la manière dont les secteurs gaziers russe comme européens envisagent le gaz naturel et l’hydrogène comme complémentaires dans le temps et dans les applications. Ainsi, l’adjonction d’hydrogène bas-carbone dans des systèmes gaziers est aujourd’hui largement porté par les mastodontes de la production et/ou du transport du gaz naturel. L’enjeu est d’utiliser l’hydrogène bas-carbone pour couper l’herbe sous le pied de tous ceux qui disent que les projets gaziers ne répondent pas aux objectifs de l’Accord de Paris sur le Climat, et de tenter de changer la nature de certains projets limités par des sanctions.

En somme, l’Allemagne comme la Russie mettent au point des dispositifs de contournement des sanctions américaines au prétexte de la lutte contre le réchauffement climatique. Ce sujet sera nécessairement au cœur de la politique et de la diplomatie de l’administration Biden tant on voit mal Joe Biden et John Kerry — le futur secrétaire d’État — dire oui à tous les projets positifs pour le climat dans le monde sauf en Russie…

Moscou et Berlin sont en train d’ajuster NS2 pour le faire concorder avec les objectifs de politique étrangère de la nouvelle administration américaine. Le projet n’a pas changé en soi mais juste un peu pour poser un dilemme d’affichage politique à l’administration Biden : doit-elle continuer à sanctionner la Russie si cette dernière contribue — en théorie — au bien de la planète, en exportant de l’hydrogène vers son principal client ? Oui, c’est cynique mais… oui, ça peut marcher pour Berlin et Moscou, et peut-être même avec l’appui inattendu de Varsovie, le tout sous l’œil attentif de Bruxelles.