Travail indépendant: l’essor des actifs aux semelles de vent edit

6 avril 2016

Une partie de la jeunesse n’envisage l’emploi que sous l’angle du contrat salarial à durée indéterminée – celle-ci manifeste contre la loi El Khomri, et accuse le travail indépendant de recouvrir exploitation et précarité. Une autre partie de la jeunesse se projette volontiers et sans état d’âme dans ces nouvelles modalités de l’emploi, soit comme choix délibéré, soit comme option contrainte mais acceptée – c’est à elle que s’adresse l’article phare de la loi, celui du compte personnel d’activité destiné à sécuriser des parcours professionnels. Certes, le salariat n’est pas mort, il restera dominant pour longtemps, mais avec la numérisation de l’économie, l’essor de l’activité fragmentée et indépendante est programmé.

L’économie collaborative promeut les formes du travail indépendant, car celles-ci lui sont particulièrement bien adaptées. Elles prennent mille visages : indépendant chef d’entreprise, profession libérale, consultant, créateur, autoentrepreneur, free-lancer, pigiste, intermittent du spectacle. Les idées de liberté ou de préférence personnelle sont souvent accolées à ce profil, mais, de fait, s’agit-il du choix délibéré d’un style de vie – par exemple, maximiser sa liberté plutôt que sa stabilité ou même ses revenus – ou s’agit-il seulement, à l’ère numérique, d’une contrainte imposée par les conditions du marché du travail à certains individus pour lesquels l’emploi salarié est devenu hors d’atteinte ? Dans le monde contemporain, où les situations face au travail ne cessent de se complexifier, et où les systèmes de valeur évoluent à grande vitesse, il est hasardeux de catégoriser trop radicalement les options laissées à l’individu. On distinguera trois profils : le consultant et/ou le créateur d’entreprise, le travailleur ubérisé, le slasher.

Le travailleur indépendant peut être incarné par l’ingénieur, le consultant, le designer, ou le créateur de startup qui sillonnent les sphères du High Tech, et dont la haute qualification garantit les marges de manœuvre : il choisit ses conditions de travail, peut-être même ses lieux d’intervention, il organise ses temps d’activité, ses horaires, et se fait payer à prix d’or pour les missions qu’il accomplit. C’est sous les auspices du tournant écologico-culturel des années 2010 et d’une certaine « fatigue des jeunes élites » que croit cette aspiration à l’indépendance. S’y mêlent quantité de projections : la recherche de sens dans son travail, la quête d’un épanouissement personnel, le goût du faire – pouvoir suivre de bout en bout le produit de son travail – le plaisir de la créativité, et le rejet du salariat dans les grandes entreprises avec sa dose de rapports hiérarchique et de compétition. Ces nouveaux venus plébiscitent une société fondée sur les échanges et la coopération plutôt que sur la rivalité. « Nous entrons sur un nouveau territoire, il n’y a jamais eu de société fondée sur la coopération et non la compétition », exprime un des militants du mouvement Ouishare, carrefour culturel de l’économie collaborative. Devenir cadre constituait, il n’y a pas si longtemps, le ciel d’espérance du salarié : un gage pour des avantages monétaires, une meilleure protection sociale et aussi un statut flatteur, qui s’auréole d’une autorité symbolique. Un nombre croissant de hauts diplômés est sensible à un autre chant des sirènes, celui d’être maître chez soi.

Dans une configuration toute autre, le travailleur indépendant peut être perçu comme le laissé pour compte des aléas de l’économie libérale, celui qui n’a d’autre alternative que de vendre sa force de travail ponctuellement en fonction des opportunités. Pour une fraction des jeunes, les possibilités d’accéder au marché du travail sont réduites en raison de leur absence de qualification. Pour ces jeunes, le statut d’indépendant est, d’une certaine manière, un moyen de se créer un emploi. Vue sous cet angle, l’économie collaborative, qui a ouvert un marché d’emplois peu qualifiés, tombe facilement sous le coup des critiques – on a tôt fait de dénoncer l’ubérisation du travail. «The sharing economy isn’t about trust, it’s about desperation » écrit un journaliste dans un article du NYMagazine, notant que le boom de l’économie collaborative a suivi la crise financière de 2008 et la montée du chômage aux Etats-Unis.

Chez Uber, les modalités d’entrée pour accéder à l’emploi sont assez simples : détenir une autorisation de transport de personnes, délivrer ses pièces d’identité et ses certificats médicaux, avoir le statut d’entrepreneur ; et de surcroît, on peut choisir sa durée de travail et ses horaires. Toutefois le niveau de qualification de ces travailleurs est plus élevé qu’on l’imagine. Une étude conduite aux Etats-Unis montre que les chauffeurs UberX ont un niveau scolaire moyen (53% sont allés au college ou plus), qu’ils n’exercent cette activité qu’à temps partiel, qu’ils sont plutôt jeunes, et principalement masculins (79%) : pour eux, c’est un travail complémentaire à d’autres activités. Il en est tout autre pour les chauffeurs UberX Pros dont l’âge est sensiblement plus élevé (30-49 ans), dont les deux tiers n’ont pas fait d’études supérieures et qui sont aussi presque tous des hommes. En France, un tiers des travailleurs d’Uber a moins de trente ans, et leur niveau de qualification équivaut à celui de la moyenne française : de ce fait, il est plus élevé que celui des chauffeurs de taxis (étude 2015 d’Augustin Landier et David Thesmar). En France comme aux Etats-Unis, Uber offre une opportunité pour l’emploi à des jeunes issus de la diversité, et donc offre une voie pour l’insertion.

Dans le jargon du marketing, un mot, slasher, désigne les individus qui complètent un boulot alimentaire en louant ponctuellement leur voiture ou leur appartement, ou en participant à des activités rémunérées proposées par le biais de sites collaboratifs : une façon aussi de se dégager du temps libre pour des activités plus créatives ou étudier. De multiples profils peuvent être intéressés par cette jonglerie, allant de personnes qui vivent dans la débrouille – étudiants ayant du mal à joindre les deux bouts, chômeurs aux revenus issus d’indemnités ou du RSA, artistes qui se cherchent, accidentés de la vie, personnes ayant fait le choix de vivre dans les interstices de la société – à des individus ayant seulement besoin d’un complément de revenus et qui usent de l’économie collaborative comme d’une opportunité temporaire. Plus généralement, par sa souplesse, cette modalité d’obtention de revenus la rend séduisante pour des jeunes qui peinent à s’insérer par les voies classiques, souvent faute de diplôme suffisant, de compétence de base ou de relations, ou en situation d’attente d’un revenu stable. Une étude sur les coursiers de l’application Stuart (mise en relation directe de clients ayant besoin de faire livrer des produits de toute nature et des coursiers qui peuvent être piétons, à vélo ou motorisés) montre que 60% d’entre eux ont moins de 30 ans, 39% sont étudiants, 18% salariés, 42% demandeurs d’emploi (rapport Terrasse sur l’économie collaborative).

Entre l’expert ou le manager enfantés par la Silicon Valley, le chauffeur d’Uber, et les slashers, ces configurations illustrent bien l’évolution de l’emploi. Entre hyper professionnalisation et économie grise – travail parfois déclaré, et parfois dissimulé – s’étend une large palette de situations de travailleurs aux semelles de vent. L’emploi à vie, rythmé par les horaires et les vacances, cette façon d’envisager le travail qui a prévalu durant les Trente Glorieuses, est en train de s’affaiblir, en particulier pour les nouvelles générations. Tout y concourt, et en premier lieu les transformations économiques : bien sûr, l’émergence du secteur collaboratif, et aussi l’obsession de l’innovation, les fluctuations de croissance des pays occidentaux, l’instabilité et les contraintes de gestion des entreprises, le besoin de renouvellement fréquent des savoirs et des qualifications, la délocalisation des emplois, l’ouverture des activités le weekend. Mais aussi, à l’autre bout de la chaîne, et pour une partie de la jeunesse, des arbitrages entre diverses perspectives : faire carrière ou vivre de peu, jongler entre des tâches alimentaires et des activités de prédilection, s’investir comme un fou dans un travail exaltant ou opter pour le rythme allegro ma non troppo.

Quelques chiffres permettent de cerner la montée du statut de l’indépendance dans la période récente (hors du secteur de l’agriculture). Les indépendants composent déjà 30% de la main d’œuvre aux Etats-Unis (53 millions de personnes), et bientôt, en 2020, la moitié, comme l’affirme Sara Horowitz, présidente du Feelancers Union. En France, d’après l’INSEE (Empli et revenus des indépendants, édition 2015), ils recouvrent 11% des actifs. Après avoir longtemps diminué, ils ont crû de 26% entre 2006 et 2011 (+70% dans le secteur spectacles et activités créatrices), en particulier grâce à l’autoentreprenariat, dont le statut a été créé en 2009. Fin 2014, 982 000 personnes détenaient un compte d’autoentrepreneur et 46% d’entre elles avaient moins de 39 ans – elles sont nombreuses dans les services, en particulier les domaines de la communication, de l’information et de la culture, mais ce sont les secteurs des transports et de la santé qui connaissent les hausses les plus fortes en 2014. À ce chiffre sur les autoentrepreneurs, il faut ajouter 950 000 travailleurs indépendants déclarés depuis 2009 et toujours en activité : ce groupe, plus âgé que les autoentrepreneurs, rassemble des catégories hétérogènes, dont un quart de professions libérales.