Paris et le désert français ? edit

26 janvier 2009

Le prix Nobel d’économie 2008, attribué à Paul Krugman pour sa théorie de la localisation des activités économiques, pointe l’importance des problématiques de géographie économique. En 2008, selon les Nations-Unies, pour la première fois dans l’histoire, plus de la moitié de la population mondiale, soit 3,3 milliards de personnes, vivrait désormais en milieu urbain. En 2008 toujours, la Banque Mondiale a consacré son rapport annuel à la géographie économique, reconnaissant le rôle joué par les facteurs spatiaux dans le processus de développement. L’ampleur des inégalités spatiales entre, mais aussi à l’intérieur, des nations, ainsi que le rôle des économies d’agglomération comme moteur de la croissance économique sont donc pleinement reconnus, tant par les grandes institutions internationales que par le monde académique.

De quoi s’agit-il ? Ce qu’on appelle la « nouvelle économie géographique » souligne plus particulièrement l’existence d’une relation complexe entre, d’une part, le degré d’intégration de l’espace économique et, d’autre part, la concentration géographique des activités. En clair, dans un monde caractérisé par l’existence d’économies d’échelle, la baisse régulière des coûts de transport des biens et des personnes renforce dans un premier temps la concentration des activités dans l’espace. En effet, les entreprises peuvent mieux exploiter les rendements croissants en se localisant au sein des grandes agglomérations, sans subir pour autant une baisse sensible des exportations vers les zones périphériques.

Cependant, une fois dépassé un certain seuil de mobilité, les différences d’accès aux marchés s’effacent au profit des coûts occasionnés par une forte concentration géographique des activités. Par exemple, le prix des biens non-échangeables, tels que le logement, est plus élevé dans les grandes villes, tandis que les entreprises, qui se font concurrence sur les mêmes marchés de travail, doivent verser des salaires de plus en plus élevés. Cette évolution les incite à délocaliser, du moins partiellement, leurs activités vers les zones périphériques. Dès lors, l’intégration économique conduit à un développement spatial en cloche : les disparités spatiales s’accroissent initialement pour décroître ensuite (pour plus de détails, voir Combes, Mayer et Thisse, Economic Geography: The Integration of Regions and Nations, Princeton University Press, 2008). Toutefois, peu d’études historiques permettent de tester la pertinence empirique de cette relation sur le long terme et à des niveaux géographiques fins.

Dans le cas de la France, nous disposons de trois variables (la valeur ajoutée, l’emploi et la population), pour trois grands secteurs (l’agriculture, l’industrie et les services), à différentes dates (1860, 1896, 1930, 1982 et 2000 ; les données pour 1896 sont incomplètes car nous disposons de la masse salariale mais pas de la valeur-ajoutée pour l'industrie) et à un niveau géographique fin (les 88 départements continentaux tels qu’ils existaient en 1860). Il en ressort que le revenu réel par tête a décuplé entre 1860 et 2000, malgré une croissance démographique soutenue. Pendant la période 1860-1930, le taux de croissance annuel moyen a été de 0,94%, ce qui implique un doublement du niveau de vie tous les 70 ans. Ce taux annuel s’élève à 2,4% sur la période 1930-2000, soit un doublement du niveau de vie tous les 30 ans. La valeur ajoutée par employé a doublé de 1860 à 1930, pour être ensuite multipliée par plus de six de 1930 à 2000.

Examinons tout d’abord l’évolution des disparités spatiales. Dans un récent document de travail, nous mesurons la différence entre la distribution observée des activités économiques et une distribution uniforme. Nous décomposons les inégalités au sein et entre les 21 régions.

Le graphique 1 prouve que l’emploi s’est fortement concentré dans l’espace français au cours des 140 dernières années : notre indice est trois fois plus élevé en 2000 qu’en 1860. De plus, bien que la valeur ajoutée soit toujours plus inégalement répartie que l’emploi, elle se concentre moins rapidement. Sur la période 1860-1930, les inégalités évoluent de manière similaire entre et à l’intérieur des régions. Sur la période 1930-2000, les disparités entre régions sont remarquablement stables, de sorte que l’augmentation des inégalités est principalement dictée par les évolutions intra-régionales. Quelques départements, vraisemblablement ceux hébergeant la capitale régionale, ont donc vu leur attractivité se renforcer au détriment des autres départements de la région.

Alors qu’une observation sommaire aurait pu laisser penser que l’espace français s’organisait en un centre et une périphérie - « Paris et le désert français » selon la célèbre formule de Jean-François Gravier - notre analyse suggère plutôt l’émergence d’une structure multi-polarisée formée de plusieurs régions prospères centrées sur leur capitale.

Au-delà de ce constat, l’analyse peut être affinée au niveau sectoriel. Par exemple, dans le cas de l’industrie, on constate une forte augmentation de la concentration spatiale sur la période 1860-1930, mais cette tendance s’inverse à la période suivante, le degré de concentration en 2000 étant même inférieur à celui de 1860.

En définitive, en réaction à l’intégration des territoires, la concentration spatiale de l’industrie obéit à la fameuse courbe en cloche prédite par l’économie géographique. La même tendance est observée dans les services, même si la re-dispersion en seconde période y est moins marquée.

En revanche, la productivité du travail présente une homogénéisation de plus en plus marquée au cours du temps : pour celle-ci notre indice a été divisé par cinq au cours des 140 dernières années. Ainsi, la concentration de la population, de l’emploi et de la valeur ajoutée est allée de pair avec une péréquation spatiale croissante de la productivité du travail.

Deuxième question : que peut-on dire des économies procurées par l’agglomération des activités dans l’espace ? Depuis Adam Smith, on sait qu’un grand marché permet une division plus fine du travail et, depuis Alfred Marshall, qu’il facilite la circulation des connaissances et favorise ainsi l’innovation. Il en résulte une relation positive entre la densité de l’emploi et la productivité locale du travail. De plus, lorsque des entreprises d’un même secteur se regroupent, la diffusion des connaissances spécifiques à ce secteur s’en trouve renforcée. Ces entreprises bénéficient aussi du partage de facteurs de production spécialisés, que seule une masse critique permet d’obtenir à un coût raisonnable. Ce n’est alors plus seulement la taille de l’économie locale qui induit des gains de productivité, mais plus spécifiquement celle du secteur considéré. Enfin, une plus grande diversité d’activités tend à favoriser les transferts technologiques entre secteurs, tout en permettant le partage de services communs à tous les secteurs, entrainant par là de nouveaux gains de productivité. N’oublions cependant pas que la concentration spatiale s’accompagne également d’une intensification de la concurrence sur les marchés locaux du travail, du sol et des produits, ce qui pousse au contraire les entreprises à se disperser dans l’espace.

Notre analyse confirme la présence d’économies d’agglomération : les gains liés à la concentration spatiale l’emportent donc sur ses effets négatifs. Il apparaît que doubler la densité accroît la productivité de 9,4% dans l'industrie et de 5% dans les services. La spécialisation a un effet positif dans les services, mais pas dans l’industrie. Finalement, la diversité sectorielle globale est une source de gains dans les deux secteurs.

Finalement, on s’attend à ce que deux autres variables aient un impact significatif sur la productivité locale en France. Compte tenu du rôle joué par les coûts de transport en économie géographique, la proximité des grands marchés devrait renforcer la performance des entreprises. C’est effectivement ce que nous observons sur la période 1860-1930, qui est caractérisée par des coûts de transport élevés. L’autre variable potentiellement importante est le niveau de qualification de la main d'œuvre. En 2000, le niveau d’éducation joue un rôle majeur sur la productivité locale, au point d’éclipser le rôle de l’accès aux marchés et d’amoindrir celui de la densité. Les travailleurs qualifiés et les entreprises qui les utilisent, en se regroupant pour bénéficier d’un meilleur appariement sur le marché du travail, sont à l’origine d’économies d’agglomération. S’il reste à confirmer ces tendances de long terme par l’application de ce type même type d’investigations à d’autres pays et d’autres époques, les données françaises confirment ainsi très largement les intuitions de Paul Krugman et les recherches qui l'ont suivi.

Cet article, dont une version anglaise est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU, résume un document de travail du CEPR : "The rise and fall of spatial inequalities in France: a long-run perspective", CEPR Discussion Paper n°7017.