Comment certains pays ont réduit le chômage de masse edit

7 février 2007

La population active britannique a crû de 212 % depuis 1851, et le nombre d'emplois a crû lui aussi de 212 %. Abstraction faite des cycles économiques, une économie de marché fournit autant d'emplois qu'il y a de personnes qui en cherchent. La question de l’emploi pourrait donc être posée ainsi : comment augmenter l’offre de travail effective ? La flexibilité salariale et les compétences, questions centrales si l’on considère le marché du travail sous l’angle de la demande, passent alors au second plan, et la question principale devient : comment mobiliser les chômeurs?

On sait que lorsque la demande de travail est supérieure à l’offre, les salaires augmentent et l’inflation guette. Combien de personnes peuvent trouver un emploi avant que l'inflation reparte et que l’économie s’essouffle ? C’est juste avant ce niveau que se situe le plus bas taux de chômage soutenable.

Depuis une vingtaine d’années, un certain nombre d’économistes du travail, dont je suis, considèrent que pour atteindre ce seuil, tout dépend de l’efficacité du système qui permet de mobiliser les chômeurs et de les amener à prendre les emplois qui se présentent. L’histoire récente de l’Europe constitue une mise en pratique de ces théories et peut donc permettre de les évaluer.

Autour de 1990, l’Europe a connu une période de croissance vigoureuse. Les offres d’emploi ont atteint le niveau qu’elles avaient lors de la phase de croissance précédente, qui avait fini en 1980. Mais le taux de chômage n’a pas décroché pour autant. Dans certains pays, ce contraste entre l’abondance des offres d’emploi et la persistance d’un taux de chômage élevé a donné lieu à un débat public, dans lequel on a fini par admettre que la façon dont on traitait les demandeurs d’emploi n’était pas sans incidence sur les chiffres de chômage. On s’est rendu compte que si on payait les chômeurs sans leur demander d’accepter les offres d’emploi qui leur parvenaient, le chômage ne baisserait pas. Ces pays ont donc dans les années 1990 resserré leurs régimes de couverture du chômage et institué le principe selon lequel au bout d’un certain temps, un demandeur d’emploi doit se voir proposer des activités qu'il est contraint d’accepter s’il veut continuer à bénéficier des prestations.

Au Danemark, on a ainsi divisé par deux le taux de chômage alors même que les offres d’emploi n’étaient pas plus nombreuses ; en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas le taux de chômage a perdu 3 ou 4 points. Par contraste, la France et l'Allemagne n’ont introduit dans leur régime que de petits changements. Par conséquent, le boom européen de 2000/2001 n’a induit dans ces deux pays qu’une baisse assez faible du taux de chômage, alors que le nombre d’offres d’emploi atteignait des niveaux record. Il est rare que les politiques offrent aux chercheurs une expérience aussi probante pour évaluer leurs théories : on ne peut pas attribuer la responsabilité du chômage français et allemand au manque de demande, parce que nous savons ce qui s’est passé lorsque la demande était haute. C’est donc bien du côté de la mobilisation des chômeurs qu’il faut travailler.

Pour ce faire, l’expérience montre qu’il faut un système qui aide vraiment les personnes, mais qui ait aussi une part de contrainte. En comparant les divers modèles que l’on rencontre dans l'OCDE, on se rend compte que pour être efficace ce système a besoin de quatre caractéristiques :

1) les prestations doivent être payées par le même centre qui fournit l'aide à la recherche d'emploi et contrôle la recherche d'emploi ;

2) la personne sans emploi doit s’y présenter en personne régulièrement et elle doit avoir un conseiller personnel qui lui fournit une aide active – ce qui exigerait en France et en Allemagne d’augmenter les effectifs de ces services ;

3) après une période de chômage donnée (pas trop longue) une personne devrait être contrainte d’accepter l’emploi qu’on lui propose (sachant bien qu’il ne s’agit pas de proposer un poste de secrétaire trilingue à un conducteur d’engins de chantier, ou inversement) ;

4) une personne devrait se voir proposer une activité dans un délai limité. Le turn over important qui caractérise le marché du travail devrait rendre possible de garantir des offres d'emplois régulières à la plupart des travailleurs.

Quelles formes d'activité est-il le plus utile de proposer ? Dans l'ordre descendant, ce sont : un emploi normal, un emploi subventionné avec un employeur normal, un emploi subventionné sur un projet, une formation.

Mieux vaut-il un mauvais travail que pas de travail ? Ma réponse est franchement oui, et ce n’est pas qu’un point de vue d’économiste. La perte de dignité personnelle est un dommage bien plus fort que la perte d’une partie de son revenu, et le chômage implique les deux. Les gens ont certes des préférences fortes sur la nature du travail qu’ils exercent, et tant individuellement que collectivement ils peuvent se montrer réticents envers une approche plus contraignante. Mais cette réticence ne se fonde-t-elle pas sur une vision réductrice du travail ? La satisfaction d’un travailleur dépend de son revenu, mais aussi d’autres qualités du travail : la part d'autonomie, la sécurité d'emploi, le contact humain, la tranquillité, le stress. Avoir un mauvais travail, ou tout simplement un travail différent de celui qu’on espérait, apporte-t-il moins de bonheur qu'être sans emploi ? Il me semble ici qu’il faut sortir des idées reçues : les travaux des chercheurs montrent clairement que la plupart des personnes qui obtiennent un emploi se sentent mieux que celles qui restent au chômage, même si cet emploi ne répond pas au départ à leurs attentes. Enfin, le bénéfice collectif d’une approche plus contraignante est lui aussi sensible, que cela soit en termes d’impôts ou de charges sociales : autant être plus nombreux à en payer.

Le traitement des chômeurs est donc une question-clé, qui devrait être mise en débat franchement et sans tabou. On ne peut à cet égard que déplorer que le gouvernement français continue à privilégier la protection des salariés, dont le moins qu’on puisse dire est que les effets sur le taux de chômage restent à prouver. A-t-on vraiment « tout essayé », en France, contre le chômage ? Il me semble surtout qu’on a pris le problème par le mauvais bout, comme le montre l’exemple des 35 heures dont les effets ont fait long feu.

Pour améliorer le fonctionnement de son marché du travail, la France a besoin d'une réflexion radicale sur l’offre de travail, et donc sur ce que l’on propose et ce que l’on demande aux chômeurs. Chaque pays a ses préférences et doit trouver son propre modèle, mais l'idée centrale est d’équilibrer les droits et les responsabilités. Une assistance plus efficace à recherche d'emploi est nécessaire et exige de réfléchir à une meilleure coordination ou à une fusion des institutions qui fournissent cette aide ; mais cet effort institutionnel doit s’accompagner d’un effort réel de recherche et de l’obligation d’accepter un travail.