Le boom de la télémédecine, et après? edit

18 mai 2021

L’épidémie de Covid-19 a donné un élan sans précédent à la télémédecine française, favorisant le boom des téléconsultations. Très peu de praticiens avaient expérimenté ces dernières avant le premier confinement : alors qu’elles représentaient moins de 1% de l’ensemble des consultations remboursées par l’Assurance maladie, leur proportion va s’élever très fortement durant la crise sanitaire en quelques semaines seulement, atteignant 25% au printemps 2020. 5,5 millions de téléconsultations sont ainsi effectuées entre mars et avril et 19 millions au cours de l’année entière. La majorité d’entre elles sont menées par des médecins généralistes. Mais, début 2021, seules 6% des consultations des omnipraticiens s’effectuent à distance. Pour tenter d’entrevoir l’avenir des téléconsultations, il importe d’appréhender leurs effets sur les pratiques cliniques. Quelles leçons leurs utilisateurs ont-ils tirées de leur expérience récente?

Trente ans d’histoire

Les premières expérimentations françaises de télémédecine débutent durant les années 1980, mais il faut attendre les années 2000 pour que celle-ci soit intégrée au cadre légal. C’est la loi relative à l’Assurance maladie de 2004 qui offre à la télémédecine une forme de reconnaissance institutionnelle et juridique minimale. Quelques années plus tard, sa définition sera approfondie par la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » du 21 juillet 2009 et le décret du 19 octobre 2010. La télémédecine constitue « une forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de l’information et de la communication » et se décline en cinq actes : la téléconsultation, la télé-expertise, la télésurveillance médicale, la téléassistance médicale et la réponse apportée via la régulation médicale assurée par le SAMU/Centre 15, qui existait auparavant. La télémédecine permet ainsi, à distance, de réaliser un diagnostic, de recueillir un avis spécialisé, d’être assisté par un confrère et de surveiller l’état des patients.

Commence ensuite une nouvelle phase d’expérimentation, qui se développera tout au long des années 2010. Mais le soutien institutionnel et financier de l’État s’est révélé faible et insuffisant, la télémédecine s’étant déployée très lentement et difficilement, notamment au cours de la période allant de l’inscription des actes de téléconsultation dans le droit en 2010 à leur tarification et remboursement par l’Assurance maladie en septembre 2018. Le même constat s’applique ensuite : un an après, on dénombre seulement 60 000 téléconsultations remboursées sur le demi-million projeté par le gouvernement. Globalement, la télémédecine française s’est caractérisée par la lenteur de son émergence, de son processus d’institutionnalisation et de son développement.

La phase d’accélération sans précédent des usages de la télémédecine observée durant le printemps 2020 s’explique par le contexte de crise sanitaire, notamment les mesures d’assouplissement temporaire du cadre réglementaire d’exercice de la téléconsultation qui accompagnent le développement de l’épidémie : remboursement intégral pour les personnes atteintes du Covid, téléconsultations par téléphone et plus seulement par vidéotransmission, prise en charge en dehors du parcours de soins coordonné, c’est-à-dire sans nécessairement avoir rencontré en face-à-face, quelques mois auparavant, le praticien consulté à distance ou avoir été orienté par son médecin généraliste.

2020, une expérience collective inédite

La plupart des praticiens qui ont alors expérimenté la télémédecine n’étaient ni formés, ni préparés ou équipés. Ils ont dû apprendre à utiliser de nouveaux dispositifs techniques, à adapter leurs pratiques cliniques à distance et à communiquer différemment avec des patients qu’ils ne connaissaient pas toujours. Le développement des usages de la téléconsultation par un large ensemble de professionnels médicaux à partir du printemps 2020 a répondu à leur souhait de faire face à l’épidémie de Covid-19 et de maintenir le lien avec les patients. Il leur a également permis de tester les possibilités de mobiliser leurs pratiques usuelles dans le nouveau contexte d’activité. Au cours des téléconsultations, le travail clinique subit en effet d’importants changements. Les interactions sont moins fluides qu’en face-à-face et les professionnels ne sont plus en mesure de recourir à leurs techniques habituelles. Dépourvus d’éléments d’information fondés sur la vue rapprochée, l’audition fine, l’odorat et le toucher, ils éprouvent diverses impressions de distance sociale, sensorielle, cognitive et émotionnelle. La disparition de tout un ensemble de points d’appui concourant à la production du jugement professionnel et du diagnostic amplifie leur sentiment d’incertitude. Cependant, ce manque relatif d’informations peut en partie être comblé par une attention plus grande accordée à la restitution visuelle et sonore, ce qui engendre un surcroît de fatigue, au moins durant les premiers temps d’utilisation, mais suscite aussi plus de questions. Ainsi en va-t-il des psychiatres et des psychologues qui pratiquent la psychothérapie par téléconsultation : afin de s’assurer de la qualité de leur jugement et de leurs hypothèses cliniques, ils posent davantage de questions à leurs patients. Ils vont, ce faisant, avoir tendance à adopter une attitude plus interventionniste, accordant moins de place au silence et à son interprétation pendant les échanges. Enfin, la distance propre aux téléconsultations tend quelquefois, de manière contre-intuitive, à « rapprocher » patients et praticiens, les premiers étant enclins à se dévoiler plus rapidement qu’en face-à-face, ce qui souvent surprend les psychothérapeutes eux-mêmes. Mais les difficultés demeurent nombreuses.

Au cours des premières périodes d’utilisation, les professionnels du soin cherchent à dissiper le flou entourant les pratiques cliniques à distance. Ils s’interrogent : jusqu’où puis-je transposer mes pratiques usuelles lors des téléconsultations ? Quels en sont les coûts économiques, organisationnels, cognitifs (en termes d’apprentissage) et symboliques (renvoyant à l’image sociale au sein du groupe de pairs) ? Mais le flou demeure pour une part, les praticiens expérimentant des problèmes inédits d’imputabilité des difficultés rencontrées lors de la prise en charge : ces dernières sont-elles dues à l’usage du dispositif visiophonique et à la perte de certaines informations, ou bien sont-elles liées aux caractéristiques cliniques du patient, qui se seraient imposées de la même façon en face-à-face ? Une telle question demeure généralement très difficile à trancher.

Le boom des téléconsultations, et après?

Au moment des premiers usages, les professionnels ont tous craint de pratiquer une « médecine dégradée ». Ils ont vu parfois arriver de nouveaux patients, avec lesquels il a fallu de surcroît apprendre au pied levé à communiquer et à adapter les pratiques cliniques. Une fois rétablies les conditions d’une relation face-à-face, qu’est-ce qui, dans certains cas, explique la poursuite de l’utilisation de la téléconsultation ? Désormais, il importe d’étudier les pratiques de ceux qui contribuent à maintenir les usages de la téléconsultation (à hauteur de 6%) : quelles sont les logiques justifiant son utilisation ? Au-delà de cette frange de praticiens, il est pertinent de comprendre quelles leçons ou conclusions les professionnels néo-utilisateurs ont tiré de leurs premières expériences, que certains ont qualifiées de « télémédecine de guerre », signifiant par là qu’il fallait composer avec les « moyens de bord », nécessairement limités. Des recherches menées par la Drees ont montré à cet égard que si environ trois médecins généralistes sur quatre avaient expérimenté la téléconsultation pendant le premier confinement, environ la moitié d’entre eux déclare avoir rencontré des difficultés techniques et considère que l’examen clinique en face-à-face demeure souvent indispensable.

Afin de bien rendre compte de la diversité des cas et des différences caractérisant les usages et l’organisation des consultations à distance, nous proposons de distinguer les téléconsultations dyadiques – qui mettent en lien seulement le patient et le praticien – et les téléconsultations triadiques, où au moins trois acteurs entrent en scène, le patient étant accompagné d’une personne qui peut jouer le rôle de délégataire et qui peut être formée ou non (professionnel de santé ou aidant), connaître ou non le patient et ses intentions. Par ailleurs, le patient et son histoire médicale sont-ils connus préalablement du (télé)praticien ? Autre critère important : le dispositif permet-il de connecter des équipements biomédicaux (tensiomètre, otoscope, spiromètre, dermatoscope, stéthoscope, etc.), dont l’usage peut dans certains cas être délégué au tiers éventuellement présent aux côtés du patient ? De plus, la relation clinique ne se déroulant plus dans l’espace unique et relativement protégé du cabinet médical, il importe également de s’enquérir des lieux où se situent les protagonistes (par exemple, des espaces médicaux divers pour les praticiens, une pièce du domicile ou de l’espace professionnel pour le patient, etc.). Bien entendu, la téléconsultation doit aussi être envisagée dans le contexte organisationnel de prise en charge et de la trajectoire des soins, qui pour chaque patient peut alterner entre consultation en face-à-face et à distance, et se caractérise par l’intervention de professionnels médicaux aux statuts divers, dont le rôle et la prééminence dans l’orientation des soins demeurent d’importance variable. C’est en fonction de tous ces critères, qui déterminent pour une large part la configuration, le déroulement et le contenu même de la relation thérapeutique, qu’il importe de caractériser les conditions du développement de la téléconsultation.

Enfin, les formations aux pratiques à distance qui vont être mises en place à une large échelle au sein des facultés de médecine à partir de septembre 2021 pourront contribuer à modifier la géographie et le champ des pratiques cliniques, mais il est difficile aujourd’hui de dire dans quelle proportion ni à quelle échéance. Tout dépendra du degré d’approfondissement de ces formations à la télémédecine et de l’appropriation des nouveaux usages par les professionnels de santé, mais aussi de la façon dont les pratiques cliniques à distance auront été vécues et acceptées par les diverses catégories de patientèle. Si ces dernières connaissent beaucoup mieux la télémédecine qu’auparavant et la considèrent aujourd’hui comme utile, ses usages semblent être envisagés tendanciellement pour des besoins de second plan, comme le renouvellement d’ordonnance, le conseil médical ou le traitement des problèmes de santé jugés peu importants. Les patients expriment également des craintes à propos de la sécurité de la transmission via les TIC et du piratage, de la probabilité pour le praticien de commettre une erreur médicale à distance et de la perte de la dimension humaine inhérente à la relation avec le médecin. Enfin, il semble aussi évident que les modalités de développement de la télémédecine durant les années à venir seront liées non seulement au contexte sanitaire, mais également au soutien apporté aux différentes catégories d’acteur du monde médical ainsi qu’aux orientations et aux décisions formulées par le gouvernement et par diverses instances de l’administration concernant les usages médicaux du numérique, tant à l’échelle nationale que régionale, au cœur même des territoires de santé.