Justice et injustice fiscales: ce que pensent les Français edit

21 décembre 2018

Une enquête réalisée en 2013 sur les inégalités et la justice fiscale[1] aboutissait à des conclusions qui éclairent certains aspects du mouvement des gilets jaunes qui a, au moins à son point de départ, une forte composante antifiscale. Il nous semble donc intéressant d’en rappeler les principaux résultats[2].

Des impôts trop élevés, une fiscalité injuste

En premier lieu, on ne sera pas surpris de constater que les Français pensent que les impôts sont trop élevés d’une part et que la fiscalité est injuste d’autre part. Ces sentiments sont très largement partagés : 82% des Français sont d’accord avec l’idée que « la France est un pays où l’on paye trop de charges et trop d’impôts » et 75% avec l’idée que la fiscalité est injuste. Logiquement, ce sentiment est aussi largement partagé en ce qui concerne les impôts et taxes que les personnes paient personnellement (69% trop élevés).

Ces résultats étaient sans doute attendus. Ce qui l’était peut-être un peu moins, c’est le fait que le niveau de revenu des personnes ou des ménages n’exerce qu’une faible influence et plutôt contre-intuitive si l’on pense au caractère redistributif de l’impôt au profit des catégories sociales les moins favorisées. En effet, Michel Forsé et Maxime Parodi montrent que ce sont les ménages les moins aisés qui trouvent (un peu) plus que les autres que les impôts sont trop élevés. Le lien est encore plus net avec le sentiment d’aisance financière : 66% de ceux qui disent connaître très souvent des fins de mois difficiles sont tout à fait d’accord avec l’idée que les impôts sont trop élevés contre 40% de ceux qui ne connaissent ces difficultés que rarement ou jamais. Ces personnes en difficulté considèrent également plus souvent qu’eux-mêmes paient des impôts trop élevés.

Bien sûr, comme le remarquent justement nos deux auteurs, les personnes au revenu modeste, même s’ils ne paient pas l’impôt sur le revenu, s’acquittent de bien d’autres taxes et impôts (les impôts locaux et les fameuses CSG et TICPE) qui amputent un budget plus contraint que celui des ménages aisés. Leur sur-sensibilité au niveau des diverses taxes et impôts est donc bien compréhensible.

Néanmoins, il semble y avoir une explication plus large au mécontentement assez général à l’égard du niveau de la fiscalité dans notre pays. Tout d’abord, ce niveau est objectivement très élevé, un des plus élevés, si ce n’est le plus élevé des pays développés. Mais surtout, les Français ne semblent pas convaincus par la qualité des retours – en termes de politiques et d’équipements publics –  au regard de leur contribution à la collectivité. Forsé et Parodi citent à ce sujet une enquête Ipsos (2013) qui montrait que les trois quarts des Français étaient convaincus de donner plus à la collectivité que ce qu’ils reçoivent en retour. Que ce jugement soit fondé ou non, l’opacité et la complexité de notre système fiscal ne contribuent certainement pas à rendre visible et lisible ce lien entre les contributions de chacun et les retours publics.

Injustice fiscale : les profiteurs et les fraudeurs

L’opinion sur le niveau des impôts est une chose, le jugement sur leur caractère juste ou injuste en est une autre. Mais comme on l’a dit, les Français ont des jugements tranchés et négatifs sur les deux aspects.

Le sentiment d’injustice fiscale est fortement associé au sentiment plus global d’injustice de la société (corrélation de 0,40), mais Forsé et Parodi remarquent que ce ne sont pas tout à fait les mêmes personnes qui critiquent la société et qui critiquent la fiscalité. Les premières sont plus souvent des catégories sociales et des niveaux de revenus modestes, alors les secondes se répartissent de manière homogène dans toutes les catégories. Les motifs pour juger de l’injustice de la société et de l’injustice fiscale ne sont donc pas les mêmes.

Concernant le sentiment d’injustice fiscale, Forsé et Parodi montrent qu’il s’alimente, pour une part au moins, à des sentiments anti-pauvres[3] et anti-immigrés. La corrélation entre le sentiment d’injustice fiscale et le sentiment anti-immigré est assez forte (corrélation de 0,22). « Le partage », disent nos deux auteurs, « est dénoncé par de nombreux enquêtés frustrés de penser que tant de gens échappent peu ou prou à l’impôt ou profitent indûment de l’État social et des bienfaits de la Nation. »

Une opinion divisée sur la fiscalité écologique

En 2013, les Français étaient très partagés sur le principe général d’une fiscalité écologique  (« payer des impôts plus élevés pour mieux protéger l’environnement ») ou de taxes plus ciblées visant à réorienter les comportements pour réduire la pollution (« instauration d’une taxe sur les pratiques polluantes des particuliers »). Cependant le principe d’une taxe sur les pratiques polluantes était mieux accepté (par 56%) qu’une augmentation des impôts pour « mieux protéger l’environnement » (44% sont d’accord). La finalité écologique de la première mesure paraît sans doute plus claire que la seconde. Par ailleurs, on peut échapper à la première par un comportement vertueux alors que, de ce point de vue, l’impôt est aveugle.

Pourtant, c’est bien une mesure de ce type, la « taxe carbone »,  qui a mis le feu aux poudres il y a quelques semaines. Examinons donc de plus près quels sont (en 2013) les Français qui l’acceptent et ceux qui la refusent. Trois facteurs se dégagent : l’âge (les personnes âgées l’acceptent mieux que les jeunes), une opposition salariés-indépendants (ces derniers étant nettement plus réticents), mais surtout une opposition entre les urbains (favorables à plus de 60%) et les ruraux (hostiles à 56%).

Il est frappant de voir que 64% à 65% des personnes âgées et des retraités se prononçaient en faveur de la taxation des comportements polluants en 2013. Le gouvernement s’est certainement aliéné leur soutien éventuel, qui aurait pu être précieux, avec l’augmentation de la CSG sur les retraites.

Néanmoins, l’opposition rural-urbain l’emporte sur les autres dont l’effet disparaît lorsqu’on contrôle ce facteur territorial. On en comprend facilement la logique que de nombreux commentateurs ont mis en avant. Les ruraux sont plus dépendants de la voiture pour se déplacer et d’autre part ils sont peut-être moins sensibles que les habitants des villes à l’urgence de réduire la pollution atmosphérique.

Au total, l’enquête Dynegal montre qu’en 2013, le « ras-le- bol fiscal » que Pierre Moscovici, alors ministre de l’Économie, avait dénoncé en août de cette même année, était bien présent et partagé par une très large partie de la population quel que soit son statut social et son niveau de revenu. À ce niveau de saturation fiscale, la moindre augmentation des impôts ou des taxes a de très fortes chances d’être rejetée, même si les motifs qui l’expliquent sont compris et partagés. L’erreur a été de croire que l’urgence écologique très largement admise (d’autre enquêtes le prouvent) allait annihiler l’allergie fiscale. Il n’en a rien été. C’est sûrement une leçon pour l’avenir.

 

[1] Michel Forsé et Maxime Parodi avaient piloté le module de l’enquête Dynegal (Dynamique des inégalités, la formation des représentations) sur un échantillon représentatif de la population nationale, consacré à la justice fiscale. Voir : Michel Forsé et Maxime Parodi, « Où est le consentement à l’impôt en France », in La France des inégalités. Réalités et perceptions, O. Galland (dir.), Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2016, pp. 221-236.

[2] Les commentaires qui suivent s’appuient en très grande partie sur le chapitre de Forsé et Parodi, mais ils ne sont évidemment pas engagés par ce que j’écris.

[3] Les Français sensibles à l’injustice fiscale pensent plus souvent que les autres que, « s’il y a des gens dans le besoin », à côté d’autres raisons dont la principale est l’injustice de la société (43%), c’est « par paresse ou mauvaise volonté » (15% contre 9%).