La Grèce et la malédiction des pays aidés edit

2 juillet 2015

Depuis qu’elle est membre de l’Union européenne, la Grèce a bénéficié de transferts assez massifs, avoisinant les 4 à 5% de son PIB chaque année, via les fonds structurels ou la politique agricole commune. Son inclusion dans la zone euro, par les taux d'intérêt très bas qu’elle a permis au moins jusqu'à la crise de 2008, a occasionné un autre transfert, implicite celui-ci, de plus de la moitié du précédent. On lit partout que la Grèce n’a pas su profiter de ces transferts pour s’adapter, c'est-à-dire développer une base productive solide lui assurant un développement autonome. Et on agonit ses élites pour leur irresponsabilité. Avec ce schéma en tête, les pays partenaires ne peuvent que douter de la capacité du gouvernement grec d’irriguer correctement vers le pays toute libéralité qui leur serait faite.

On peut aisément soutenir la thèse inverse. Pour la pousser à l’extrême, c’est parce qu’il y a eu transfert massif que le pays n’a pas pu s’adapter. Le phénomène réplique, à un niveau européen, ce qui s’observe couramment dans un cadre national : une région pauvre au sein d’une nation manque souvent de l’autonomie et des moyens pour combler son retard. Le cas patent en France serait la Corse. Elle a un revenu par habitant proche de la moyenne des régions françaises hors Ile-de-France. Mais ce revenu résulte très largement de la contribution des administrations publiques, financée par des transferts en provenance du « continent ». Son déficit commercial (y compris auprès des autres régions françaises) est abyssal. L’Italie connaît ce phénomène avec le Mezzogiorno. Ce thème a marqué le débat politique conduit en Ecosse lors du référendum. Mme Merkel en fait elle-même l’expérience douloureuse avec les nouveaux Länder de l’est. Pour ces régions, prises par définition dans le cadre d’une monnaie commune, on est dans la configuration que les économistes désignent par le terme de « syndrome hollandais » : les transferts accroissent les revenus et les coûts internes et nuisent aux exportations par dégradation de la compétitivité de l’économie ; ils empêchent aussi l’émergence d’acteurs performants dans les services ou l’industrie. La région a tendance à se spécialiser dans son avantage comparatif, à savoir capter la subvention.

La Grèce avait en 2009 un revenu par tête (exprimé en pouvoir d’achat) relativement proche de la moyenne européenne (indice à 94 contre 100 sur l’ensemble des 28 pays), ceci avec une croissance de la productivité deux fois moindre que dans le reste de l’Europe et des déficits extérieur et budgétaire très élevés. La crise de 2008 et la très contestée politique d’austérité ont ramené ce niveau relatif à 72. Cela reste encore beaucoup plus que la Turquie (53) ou que les pays limitrophes de l’Europe de l’est : Roumanie (54), Bulgarie (45) ou même Pologne (68). Mais qui ne préfèrerait les performances de la Turquie, de la Pologne et peut-être même de la Roumanie (indice 49 en 2009) à celle de la Grèce ?

Le processus par lequel un pays rejoint l’Union européenne est normalement profondément bénéfique : mobilisé à l’extrême par l’objectif d’intégration, il est possible à la classe politique d’engager le pays dans un jeu de réformes en profondeur. Mais une fois qu’on fait partie du club, l’effet bénéfique se distend, un peu comme ces élèves qui travaillent d’arrache-pied pour intégrer une grande école et se relâchent une fois passé la porte. Il a malheureusement manqué à la Grèce, pour diverses raisons dont un brin d’inconséquence de la part de Valéry Giscard d’Estaing, la période probatoire d’un long chemin vers l’Europe. La même erreur s’est reproduite une décennie après, lors du passage à l’euro. L’intégration s’est faite immédiatement, comme un cadeau du ciel. Il valait mieux pour eux aller vers l’euro que d’y être. Comme dans le cas d’une manne pétrolière, il faut une gouvernance très solide, une classe politique avisée, des élites non tournées vers l’extraction de rente pour que le don du ciel n’ait pas des effets perturbateurs. L’Algérie n’est pas la Norvège, comme la Grèce n’est pas la Finlande. Même un pays comme la France, après sa dure trajectoire du « franc fort » pour coller à la compétitivité de l’Allemagne, s’est joyeusement relâchée dès l’épreuve passée. On peut dire à son gré du bien ou du mal des 35h et du rattrapage du SMIC qui a suivi, mais avoir appliqué la réforme quand l’Allemagne allait mettre en place les lois Hartz sur la compétitivité en a fait une très grave erreur de politique économique.

D’autant que dans le cas grec le projet « euro »  avait peu d’arguments en sa faveur. Quand les économies sont fortement intégrées, et avec l’une d’entre elles, l’Allemagne, clairement dominante, l’autonomie monétaire est vaine, parce que la politique monétaire de chaque pays passe de facto par Francfort, sauf à tolérer le pathos de dévaluations régulières, humiliantes politiquement, déstabilisantes pour l’industrie et surtout vaines, parce que le gain de compétitivité initial se dilue très rapidement en inflation interne en raison de la forte intégration économique. C’est la logique profonde du projet de monnaie unique. Tant qu’à perdre l’autonomie monétaire, autant que ce soit auprès d’une BCE collégiale qu’auprès de la Bundesbank. Mais ceci ne vaut pas pour la Grèce, qui n’a aucune industrie exportatrice et qui n’est industriellement intégrée à l’Europe qu’au moment du flux estival des touristes.

De plus, la Grèce n’a pas joué au sein de l’Union la « stratégie du petit pays », que d’autres, tels l’Irlande ou le Luxembourg, ont su merveilleusement exploiter. Le petit pays retrouve en effet des atouts, du moins dans cet endroit pacifié, ou qui se croit tel, qu’est l’Europe. Principalement parce que quantité de services publics sont fournis gratuitement par les grands pays, à commencer par le budget de la défense. De plus, être passager clandestin est gagnant : par exemple, adopter des taux d’impôt plus bas que ses (grands) voisins ne fait pas baisser les recettes fiscales. Cela les augmente. Or il manque à la Grèce une contigüité territoriale avec le reste de l’Union. Et sa fièvre obsidionale vis-à-vis de la Turquie et des Balkans, ainsi que le poids politique du lobby « militaro-non-industriel », l’empêche de profiter du parapluie géostratégique que fournit l’Union européenne. Ses dépenses militaires sont ridiculement élevées et improductives.

La solidarité au sein de l’Union est elle-même ambivalente. Elle est bénéfique pour tous quand elle a une fonction assurantielle de réduction des risques. Elle l’est moins quand le transfert devient structurel et donc évictif. Il y a peu de conséquences politiques bien-sûr si jamais le pays ou la région (par exemple le Limousin en France – qui a le revenu par tête le plus bas du pays) s’insère parfaitement dans la citoyenneté et dans la division « spatiale » propre au pays. Ou encore si le montant des transferts est tel qu’il « achète » l’adhésion de la population. Il en va très différemment, dans le cadre de la construction de l’Europe, si ces effets de polarisation frappent un pays entier et si, à défaut de l’adhésion de la population, on se contente de celle de ses élites. Il n’y a pas que l’Europe économique qui ne peut avancer sans la construction démocratique appropriée. Il en va de même de celle des transferts et de la solidarité, y compris du côté des pays qui en reçoivent le bénéfice.

Où ce constat pessimiste nous laisse-t-il maintenant que la crise de la dette grecque est à son maximum ? Le passé est le passé et on conçoit mal un retour en arrière. Avec la baisse des salaires et des dépenses de l’État, la restauration de la compétitivité de l’économie est désormais largement acquise et a été payée à un prix social élevé. Le traumatisme subi par la population est sans doute le plus grand depuis la Seconde guerre mondiale et la guerre civile qui s’en est suivie. On peut espérer comme alors un sursaut de maturité démocratique qu’on aurait tort de mettre en risque en ajoutant, avec la sortie de l’euro, un nouveau traumatisme.

Il n’est pas illégitime face à un choix si décisif, en rupture avec les engagements électoraux qu’il avait pris et soumis à un parlement distordu vers ses extrêmes, qu’Alexis Tsipras recourt à un référendum. Et qu’avec un brio tactique qu’on lui a peu vu jusqu'à présent, il sache lucidement qu’on ne répond jamais à la question posée lors d’un référendum, que la réponse sera oui ou non à l’euro lui-même, peut-être même oui ou non à l’Europe elle-même, et qu’elle sera positive.