Du bon usage de la Directive Bolkestein edit

Feb. 12, 2006

Dès l’origine, le débat à propos de la Directive Services n’a cessé d’entremêler chicaneries de techniciens et controverses sur les principes. La discussion de fond peut cependant se ramener à trois questions : faut-il ouvrir les marchés des services à la concurrence ? Selon quelles bases organiser la compétition entre prestataires appartenant à des pays de niveaux de développement très distants ? L’unification du droit doit-elle reposer sur le principe du pays d’origine ? Reprenons-les successivement.

L’objectif, d’abord. Longtemps abrité de la concurrence internationale, le secteur des services est encore souvent vu comme un refuge. Dans la distribution ou la banque, ce ne sont pas les producteurs chinois qui dictent les prix, et la pression à la réduction des coûts est moindre que dans l’industrie. Intensifier la concurrence intra-européenne, c’est engager là aussi la course à la productivité et à la rentabilité. Le faut-il ?

La réponse est dans les chiffres. Depuis dix ans, la productivité du travail en Europe a nettement ralenti – d’environ un point par an en moyenne – alors qu’elle accélérait aux Etats-Unis – d’environ un point aussi. C’est de là qu’est venu l’écart de croissance qui s’est creusé entre les deux continents. Or la plus grande part de ce ciseau s’est jouée dans le secteur des services.

Il est parfaitement légitime de tenir cette évolution pour bienvenue. L’objectif de la politique économique est de maximiser le bien-être, ce qui peut impliquer des choix sociaux non-productivistes. Mais au cours des prochaines décennies, les gains de productivité vont devoir financer à la fois la progression du pouvoir d’achat et l’accroissement de la charge des retraites. Rester sur les tendances actuelles, ce n’est donc pas seulement accepter que notre revenu par tête continue de décrocher de celui des Etats-Unis ; c’est aussi se résigner à une progression quasi-nulle du pouvoir d’achat des actifs.

Pour réveiller la productivité dans les services, la concurrence internationale n’est ni le seul moyen, ni même toujours le plus important. Dans bien des secteurs, une intensification de la concurrence interne (par exemple, une modification des règles de l’urbanisme commercial) produirait le même effet. Les travaux de Marc Mélitz, de Harvard, nous ont cependant appris que l’ouverture extérieure est une machine à productivité : lorsque les barrières aux échanges sont levées, les entreprises les plus productives et celles qui proposent de nouveaux produits grandissent, les moins productives et celles qui ne se renouvellent pas disparaissent. Maintenir sous protection un secteur qu’un marché intégré pourrait aiguillonner revient ainsi à se priver d’un instrument important pour redresser la croissance européenne.

Ce n’est donc pas au nom d’un principe abstrait d’intégration que l’Europe a besoin d’une loi-cadre sur les services, c’est parce que la constitution d’un marché unique serait, dans ce domaine aussi, porteuse de croissance.

Les conditions de la concurrence, ensuite. Dans l’échange des biens, nous nous sommes habitués à ce que le marché international mette en communication des pays de niveaux de développement très différents. Et nous considérons comme acceptable, ou du moins inévitable, qu’un ouvrier hongrois coûte, et donc à peu de choses près gagne, le quart de son homologue français. D’une part, en effet, la productivité du travail est de plus de moitié plus faible en Hongrie qu’en France. D’autre part, la qualité et la notoriété des produits français permettent qu’ils soient vendus plus cher.

En Europe centrale, où le niveau de formation de la main d’œuvre est très élevé, ces écarts ne proviennent pas, ou pas principalement, des caractéristiques des travailleurs. Ce sont l’équipement, l’organisation des entreprises, ou les infrastructures qui, pour l’essentiel, limitent la productivité du travail. Ce sont le retard d’innovation ou l’absence de marques reconnues qui empêchent les producteurs de valoriser leurs produits dans l’échange.

Ces écarts ne touchent d’ailleurs pas tous les travailleurs : les ouvriers tchèques de VW produisent autant de valeur que ceux de Wolfsburg. Mais ici encore, nous considérons comme souhaitable que les rémunérations d’une multinationale n’excèdent pas trop celles des entreprises locales. C’est ce qui nous paraît le plus juste (en vertu du principe « à travail égal, salaire égal ») et aussi le plus propice à attirer des capitaux et à promouvoir le développement.

Transposons maintenant ce raisonnement dans le domaine des services. Rien ne change… sauf qu’il faut désormais déplacer le travailleur pour qu’il preste le service. Sont ainsi mis en contact deux marchés du travail, directement cette fois. Quelles normes faut-il alors appliquer ? Celles du pays d’origine ou celles du pays de destination ?

Tout dépend du marché du travail auquel appartient ce travailleur. A un extrême, l’immigrant résident appartient totalement au marché du travail de son pays d’accueil. Rien ne justifierait de le traiter différemment des autres salariés. A l’autre, celui qui effectue une mission ponctuelle à l’étranger relève intégralement du marché de son pays d’origine et il serait absurde d’indexer sa rémunération ou ses conditions de travail sur celles du pays où il intervient. Entre les deux, il y a quantité de situations intermédiaires au milieu desquelles la législation trace une frontière, nécessairement quelque peu arbitraire. C’est ce que fait la directive de 1996 sur les travailleurs détachés, selon laquelle au-delà de missions de très courte durée, le droit social du pays d’accueil s’applique.

Reste que l’application de ces principes a nécessairement tout du casse-tête. L’affaire des salariés lettons en Suède, dont l’entreprise ne se disait pas tenue par des conventions collectives qui n’avaient pas fait l’objet d’extension, en est l’illustration. Nul doute que ces cas vont se multiplier. C’est pourquoi la législation doit être aussi précise que possible.

Les principes, enfin. Dans ce contexte, sur quelle base organiser la concurrence ? Depuis l’origine, le droit communautaire repose sur un principe de non-discrimination qui interdit à un Etat de faire obstacle à l’offre d’un service au seul motif que l’entreprise prestataire provient d’un autre pays. En pratique, cependant, les Etats ont trouvé mille moyens de restreindre la concurrence en imposant des obligations telles que l’enregistrement ou l’ouverture d’un bureau dans le pays. Ces dispositions sont régulièrement annulées par la Cour de justice, mais au cas par cas. C’est pour cette raison que la Commission européenne avait proposé un texte de portée générale destiné à éliminer d’un coup toutes les entraves que la Cour abattait une par une. En prévoyant que toute entreprise régulièrement établie dans l’un quelconque des vingt-cinq Etats membres pourrait ipso facto prester ses services dans les vingt-quatre autres – c’est ce qu’on appelle le principe du pays d’origine – elle pensait ainsi résoudre le problème.

Il y a cependant une différence notable entre non-discrimination et principe du pays d’origine. Dans le premier cas, un Etat peut, par exemple pour des motifs de sécurité des consommateurs, fixer des obligations réglementaires à toutes les entreprises prestataires, nationales ou étrangères. Dans le second, il ne le peut pas. Bien entendu, beaucoup de ces obligations protègent moins les consommateurs des malfaçons que les prestataires en place de la concurrence interne ou externe – mais pas toujours. Le risque d’une application directe du principe du pays d’origine était qu’à la manière des centres financiers offshore, certains pays adoptent des réglementations laxistes pour favoriser l’installation d’entreprises de service sur leur territoire.

Que peut-on attendre du compromis proposé par le Parlement européen et que Stéphane Rodrigues a présenté sur ce même site ? S’il est adopté, un ensemble de réglementations protectionnistes tomberont d’un seul coup… et une part d’entre elles seront vraisemblablement recréées sous une forme déguisée. Il y aura donc un effet d’ouverture, suivi par l’instauration, dans un certain nombre de pays, de freins à la concurrence. Toutefois beaucoup de ces nouvelles dispositions seront portées devant la Cour de justice, qui les annulera. Au total, le choc concurrentiel sera amoindri au regard de celui qu’aurait provoqué la directive Bolkestein, mais il sera réel et durable.

Le compromis Gebhardt-Harbour offre ainsi, sur un terrain très controversé, une solution équilibrée qui concilie intensification de la concurrence et protection contre les risques de la concurrence réglementaire.

Cet article a été repris dans Le Temps (Genève).