De plus en plus d’étrangers et sans-papiers parmi les pauvres edit

1 décembre 2020

Le Secours Catholique est à la fois un opérateur caritatif très impliqué et une source statistique particulière et précieuse. L’association produit, en effet, des données sur ses activités depuis les années 1970. Les remontées d’information, faisant état de demandes croissantes et de pression accrue sur ces services, ont contribué à la mise en évidence de ce qui été baptisé « nouvelle pauvreté » au début de la décennie 1980. Avec d’autres associations, le Secours Catholique a nourri la mobilisation privée et a poussé à les pouvoirs publics à l’action.

Chaque année renseigné par des méthodes toujours plus assurées, le rapport d’activité de l’institution est l’une des importantes ressources pour tous ceux qui s’intéressent à la pauvreté. Les portraits et tendances qu’en dégagent les experts mobilisés pour l’exercice informent sur les dynamiques à l’œuvre.

Bien entendu, les conclusions du Secours Catholique n’engagent précisément que ce que ses professionnels et ses bénévoles décrivent. Ils relaient leurs activités et ne prétendent pas décrypter la pauvreté dans son entièreté. La statistique du Secours Catholique est une statistique du Secours Catholique sur le Secours Catholique, et non pas à partir de la population française dans son ensemble. Reste que, avec ses 3500 équipes sur le territoire et ses 65 000 bénévoles, l’institution quadrille le pays et rend compte, à sa manière, des situations et, surtout, des évolutions des phénomènes qu’elle traite et qu’elle veut réduire. L’opération statistique repose sur un échantillon de taille considérable qui ne lui confère pas un caractère totalement représentatif, mais très illustratif. Sur environ 1,5 million de personnes rencontrées à l’occasion de la mise en œuvre de ses services et prestations, l’association analyse une centaine de milliers de cas distincts. Il s’ensuit nombre d’enseignements conjoncturels importants sur ce qui s’est passé pendant l’année. Surtout, il en ressort des évolutions structurelles de la pauvreté. Les rapports annuels, titrés « État de la pauvreté en France », contiennent désormais des séries chronologiques soulignant des constances, repérant des inflexions, montrant des mutations.

Parmi ces grandes transformations, la proportion croissante des étrangers parmi les personnes rencontrées marque les pages du rapport publié en 2020 pour décrire la situation 2019[1]. L’économiste Thomas Piketty, interviewé dans ce document, rend d’abord hommage à la constance et à la qualité de la collecte statistique. Et il se dit « interpellé » par l’« énorme progression » du nombre d’étrangers parmi les personnes accueillies, et notamment de ceux qui sont en situation irrégulière. « On approche de la moitié des personnes, dit-il. Et parmi celles-ci, 60% sont soit sans papiers, soit en situation administrative incertaine. On s’en doutait, mais le voir démontré de façon aussi nette est impressionnant. »

Le Secours Catholique, dans ses rapports récents, ne traite, en série chronologique, que de la décennie 2010. On peut cependant prolonger le travail en récupérant les données dans des rapports anciens. De la sorte on trouve, en 1995, 18% d'étrangers parmi les personnes de référence des ménages rencontrés. En 2019, 45%.

Si l'on tient compte, signale le rapport publié en 2019, de la composition des ménages et de la nationalité du conjoint, les personnes étrangères sont maintenant majoritaires.

Quelle comparaison avec les statistiques en population générale par l’INSEE ? Les chiffres utilisables portent sur les immigrés. Les données sur la pauvreté des immigrés en France – qui sont soit étrangers soit devenus français – ne sont pas renseignées systématiquement par l’institut. En 2015, le taux de pauvreté des immigrés était d’environ 40 %, contre 14 % pour la population générale. Ce qui veut dire que deux immigrés sur cinq vivaient dans des ménages au niveau de vie inférieur à 60% du niveau de vie médian. Ces immigrés pauvres comptaient, toujours en 2015, pour environ 30% du nombre totale de pauvres[2]. La source INSEE a vocation à couvrir toute la population, permettant des conclusions générales. La source Secours Catholique n’est qu’une indication mais une indication illustrative, en particulier au sujet des formes de grande pauvreté, pas forcément bien repérée par l’INSEE.

Le sujet d’appariement entre les sources est compliqué, singulièrement parce que parmi les personnes accueillies par le Secours Catholique très nombreuses sont celles qui ne vivent pas en logement ordinaire. A ce titre, elles ne se trouvent pas, comme la plupart des sans-abri et des personnes hébergées, dans les données issues des enquêtes habituelles sur les ménages dits ordinaires. En clair, les étrangers pauvres vus par le Secours Catholique ne sont pas, pour une grande partie d’entre eux, repérés par l’INSEE. Ceci se renforce encore quand le statut de leur résidence sur le territoire est illégal ou peu assuré. Du point de vue du logement, si l’on reprend les catégories utilisées par le Secours Catholique, 80% des étrangers sans-papiers ou en attente de régularisation vivent en « logement précaire ». Pour les Français, à l’inverse, près de 90% vivent dans un « logement stable.

Le Secours Catholique distingue, pour les étrangers, depuis 2010, les statuts « en règle », d'un côté, « sans-papiers » et « statut en attente » de l'autre. Au total, ceci permet de distinguer, en 2010, 58% d’étrangers en règle. Ils ne sont plus que 40% en 2019.

Plus précisément, en 2010, le Secours Catholique recensait, parmi les étrangers qu’il accueille, 8% de sans-papiers et 34% en attente de statut. En 2019 ces proportions sont respectivement de 23% et 37%.

Trois lectures contrastées, mais pas forcément opposées, sont généralement faites de ces évolutions. D’une part, on peut y voir un effet démographique simple lié à une progression du nombre d’étrangers, et particulièrement des sans-papiers en France. Mais les données précises à ce sujet font l’objet de polémiques. D’autre part, on peut y repérer les conséquences de la crise migratoire de 2015. Mais c’est ici masquer une évolution qui est en réalité de plus long terme (depuis 1995 au moins). Enfin, on peut y déceler les conséquences des évolutions du droit français des étrangers. Tout ceci serait à creuser.

Reste que le phénomène correspond bien à une transformation des activités concrètes du Secours Catholique, en lien avec les mutations du monde et l’approfondissement de l’ouverture des frontières européennes. Très pratiquement, pour assurer les services de l’association, il fallait parler français dans les années 1970 et 1980. Avec l’effondrement du bloc soviétique et la crise yougoslave des années 1990 il a fallu aussi parler des langues de l’Est. Désormais il faut pouvoir comprendre et traduire, au moins en partie, dans de nombreux dialectes du monde.

À l’avenir, de telles évolutions structurelles de la pauvreté appellent à traiter frontalement le sujet des sans-papiers. Selon les options, ce sont les régularisations ou les expulsions qui seront mises en avant. Dans tous les cas il faudra décider, de façon à ne pas laisser ce problème s’enkyster : celui d’une pauvreté faite à majorité d’étrangers eux-mêmes à majorité sans statut en règle.

 

[1]. État de la pauvreté en France. 2019, Paris, Secours Catholique, 2020. Le rapport, comme chaque année, fourmille de détails sur les situations (logement, budgets contraints, etc.) et demandes des ménages rencontrés.

[2]. À ce sujet, voir le travail de l’Observatoire des inégalités, Rapport sur la pauvreté en France. 2ème édition 2020-2021, novembre 2020, www.inegalites.fr