France 24 : un soft power à la française ? edit
Les crises tunisienne et égyptienne ont montré les limites de l’appareil diplomatique de la France. Elles ont montré aussi la force de son appareil audiovisuel extérieur, notamment la chaîne France 24. Des milliers de témoignages ont afflué de Tunisie au cours du mois de janvier pour souligner le rôle joué par France 24 dans l’amplification du mouvement qui a abouti au départ du président Ben Ali. Les révolutions tunisienne et égyptienne sont en train de confirmer le rôle crucial des chaînes d’information internationales satellitaires, véritables instruments de soft power dans la mondialisation de l’information et des luttes d’influence. La vague de contestation dans le monde arabe pourrait jouer pour ces chaînes le rôle qu’avait joué la Guerre du Golfe pour CNN au début des années 1990. Les grands bénéficiaires en Tunisie et en Egypte ont été Al-Jazeera et Al-Arabiya. Mais juste derrière, France 24 commence à s’imposer notamment en arabe et en français.
À partir des événements de Sidi Bouzid à la mi-décembre les Tunisiens ont eu un immense besoin d’information. Les médias locaux étant silencieux, la population n’a eu de cesse de trouver des sources d’information alternatives sur Internet et sur les chaînes internationales. Ils se sont massivement portés sur France 24 qui leur offre une chaîne en français, une chaîne en arabe ainsi qu’un site Internet en chaque langue (elle propose aussi les mêmes services en anglais). La pénétration réelle de la chaîne reste en Tunisie comme ailleurs difficile à quantifier (qui organisera un sondage Médiamétrie dans 190 pays ?) mais les progrès du site Internet donnent une idée de l’ampleur du phénomène. Pendant la semaine qui a conduit à la chute de Ben Ali le site de France 24 en arabe a connu une augmentation de fréquentation de 53%, le site en anglais de 17% le site en français de 13%. La page Facebook des « Débats de France 24 » entièrement consacrés à la Tunisie cette semaine-là a connu en sept jours une hausse de 118%.
Pourquoi France 24 ? On peut penser que la chaîne bénéficie là de son positionnement de chaîne à la fois française et internationale. Qui ne tombe pas dans les travers sensationnalistes (voire militants) d’Al-Jazeera et se distingue des autres chaînes d’information françaises par la place consacrée à l’actualité internationale. Chaîne française publique mais pas chaîne gouvernementale, France 24 a su garder son indépendance de jugement sur l’action du gouvernement. Dans l’affaire tunisienne il n’y a qu’à se référer à la couverture des propos de Michèle Alliot-Marie, la ministre des Affaires étrangères, sur la coopération en matière de maintien de l’ordre. Ils ont été très tôt mis en évidence sur la chaîne et commentés sans complaisance : « Michèle Alliot Marie, qui a été visiblement très marquée par ses fonctions précédentes de ministre de l’Intérieur et ministre de la Défense... », a-t-on pu entendre sur la chaîne.
Pourtant France 24 est bien née d’une volonté officielle. Une volonté politique forte. Jacques Chirac, traumatisé par son bras de fer avec George Bush dans la crise irakienne de 2003, a voulu doter la France d’un instrument d’influence capable de rivaliser avec CNN. D’où le surnom initial de « CNN à la française », surnom qui ne survivra pas longtemps à la comparaison des budgets de l’époque : 900 millions d’euros pour CNN, 600 millions pour la BBC et 80 millions pour France 24. La chaîne a eu du mal à décoller. Tous les éléments seront même réunis pour qu’elle échoue. Un montage baroque à 50-50 entre France Télévisions et TF1. Un rapprochement raté avec TV5, la pionnière des chaînes internationales francophones : les partenaires suisses belges et québécois ont refusé de partager leur réseau de distribution par peur de devenir la « voix de la France ». Une externalisation ratée de ses recettes publicitaires qui a plombé ses comptes en 2010. La chaîne a même connu ces derniers mois une guerre intestine (entre son président Alain de Pouzilhac et sa directrice générale Christine Ockrent) qui aurait eu mille fois de quoi lui être fatale. Pourtant elle est toujours là. Pourquoi ? Parce que la demande est plus forte que l’offre. Avant même la révolution tunisienne il n’y avait qu’à voyager en Afrique de l’Ouest pour constater que France 24 est devenue l’une des chaînes les plus influentes du continent. Lorsque l’on sait que la chaîne chinoise CCTV-F francophone se développe en Afrique en privilégiant l’information avec un journal toutes les heures, il est clair que le succès de France 24 est un atout pour l’influence française sur ce que beaucoup considèrent aujourd’hui comme un continent d’avenir.
Regardons néanmoins ce qui se passe au Royaume-Uni. Le gouvernement Cameron, dans sa chasse effrénée aux déficits, a contraint le prestigieux BBC World Service à des réductions drastiques de moyens et d’effectifs. Un quart des effectifs vont être supprimés soit 650 emplois. Est-ce à dire que le gouvernement britannique ne croit plus à cet outil d’influence qu’est le World Service ? À y regarder de près il s’agit surtout d’une adaptation longtemps retardée aux temps modernes. La BBC cessera quasiment d’émettre en ondes courtes et cinq services en langues étrangères ferment complètement (albanais, macédonien, serbe, portugais pour l’Afrique et anglais pour les Caraïbes) ; sept autres ne seront plus que sur Internet (azéri, mandarin, russe, espagnol pour Cuba, turc, vietnamien, ukrainien). Le coût social est douloureux et de nombreux journalistes outre-Manche s’interrogent sur la perte d’influence de leur pays. Ce à quoi un ancien directeur de l’information Richard Sambrook répond dans le Guardian du 31 janvier : la BBC doit « réinventer une vision du World Service pour aujourd’hui : une vision multimédia différenciée par son intelligence globale, clairement concentrée sur les problèmes du monde d’aujourd’hui plutôt que vivant sur une réputation forgée à travers les conflits du XXe siècle (...) La BBC reste une institution exceptionnellement respectée dans une époque de prime croissante à l’information fiable et de qualité. La mondialisation exige un dialogue meilleur et plus sophistiqué. Cette sorte de soft power est un des moyens principaux d’assurer la pérennité des valeurs britanniques. »
Qui assurera la pérennité des valeurs françaises ? L’exemple de la BBC est un sérieux rappel à l’ordre : en période de crise les finances publiques européennes ne permettent pas, même pour s’adapter à la mondialisation, de jeter l’argent par les fenêtres. Entre BBC et Al Jazeera, un modèle reste à inventer. Un modèle qui tienne compte des contraintes budgétaires des uns (les gouvernements européens) et de l’absence de contrainte budgétaire des autres (l’émir du Qatar généreux fondateur et mécène de la chaîne Al Jazeera). France 24 a des handicaps : un paysage audiovisuel extérieur qui a un sérieux besoin de remise en ordre, une crédibilité qui reste à construire. Mais sa jeunesse peut aussi être un atout. Contrairement à la BBC elle n’a pas à se demander si elle garde son service en macédonien ou en azéri, elle a déjà choisi les langues de la mondialisation (anglais, français, arabe). Il est temps maintenant de transformer l’essai et pour cela que les pouvoirs publics lui donnent bien sûr des moyens mais surtout un cadre et un cap. Le cadre passe forcément par le rapprochement avec RFI et son savoir-faire trop souvent sous-estimé. Le cap ce sont les contenus numériques, ils sont en train de révolutionner les médias comme ils révolutionnent le monde arabe. Il n’y a pas de temps à perdre. Les chaînes internationales et leur déclinaison sur Internet sont le lieu du grand rendez-vous de l’information internationale dans les années qui viennent. Et donc du pouvoir d’influence.
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