Ukraine: le variant oligarchique edit

6 avril 2021

Comme bien des pays européens, l’Ukraine subit actuellement une troisième vague virale pire que la précédente en raison du nombre important de cas graves et mortels. Ce pays de 44 millions d’habitants compte déjà 30 000 décès.

Pourtant, en 2020, l’Ukraine avait pris des mesures de fermeture des frontières et de restrictions individuelles fortes et efficaces. Mais comme ailleurs, la crise COVID-19 a exposé et ravivé les faiblesses du pays : frappé par une crise budgétaire, son système de santé souffre d’une mauvaise allocation des ressources et de corruption.

La pandémie et les faiblesses de l’Etat ukrainien

Les 240 hôpitaux publics du pays sont sous-dotés ; les salaires des infirmières et des médecins sont parmi les moins élevés d’Europe, engendrant la migration d’une partie des jeunes formés vers la Pologne les Etats-Unis ou ailleurs ; les épidémies de SIDA et de tuberculose ont dévasté un pays dont l’espérance de vie n’est que de 67 ans pour les hommes. Quant à la corruption, le meilleur exemple en est Ilya Yemets, l’ancien ministre de la Santé de Volodymyr Zelensky, qui a dû démissionner suite à un scandale : il voulait nommer un de ses proches pour les marchés publics d’achat du matériel médical. Certaines entreprises pharmaceutiques hésitent d’ailleurs à s’implanter en Ukraine par crainte de la corruption. En somme les faiblesses sanitaires ont été aggravées par les faiblesses administratives et budgétaires.

La crise de la COVID-19 a également montré les lacunes de l’État ukrainien face à la pandémie. La campagne de vaccination a été tardive, ne commençant que le 24 février. La défiance est grande, tant vis-à-vis des autorités que du vaccin : en effet, début janvier, c’est un Ukrainien sur deux qui refuse de se faire vacciner même si le vaccin est gratuit. Dans ce contexte, les autorités cherchent à se procurer des vaccins, mais pas nécessairement à n’importe quel prix : contrairement à la Moldavie limitrophe et contrairement aux velléités de plusieurs pays européens, l’Ukraine refuse par principe d’autoriser le vaccin Spoutnik V, préférant pour des raisons politiques AstraZeneca. L’arrimage à l’Ouest passe aussi par la vaccination. Et les divisions internes aussi : même si elles ont longtemps refusé d’accepter que la COVID-19 les concernait, la Crimée et les Républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk, elles, acceptent le vaccin. Ici plus qu’ailleurs, le Spoutnik V est considéré sous un prisme géopolitique.

L’ingérence russe ou la souveraineté mutilée de l’Ukraine

Les crises de 2020 percutent un pays déjà affaibli par les crises de 2014 et 2015. Même si les Européens sont pris d’une « fatigue ukrainienne », les opérations de guerre continuent dans la partie orientale du pays. Le statu quo géopolitique avantage Moscou : les Républiques rebelles autoproclamées de Lougansk et Donetsk ne sont pas intégrées à la vie du pays ; la Crimée annexée par la Russie en mars 2014 évolue selon une trajectoire toujours plus divergente de la vie de la communauté nationale ukrainienne ; et les initiatives vigoureuses prises par les Européens sont aujourd’hui bloquées car, si les sanctions contre la Russie sont régulièrement renouvelées, le Format Normandie ne produit pas de résultats tangibles pour rétablir la souveraineté ukrainienne sur l’intégralité du territoire de la République.

La trajectoire politique de Volodymyr Zelensky est à l’image de sa lutte contre l’ingérence russe : ayant fait campagne sur la conclusion de la paix dans le Donbass, il a obtenu la libération de nombreux politiques détenus en Russie en septembre et décembre 2019. Mais il est aujourd’hui bloqué dans ses relations avec la Russie. En effet, Moscou n’a pas hésité à naturaliser depuis une loi de 2019 plus de 240 000 Ukrainiens de l’Est qui pourront élire des députés à la Douma dès le mois de septembre. Cette action, parmi d’autres, semble traduire le manque d’intérêt du Kremlin pour une paix véritable avec l’Ukraine, comme elle a pu le faire par le passé dans d’autres conflits séparatistes en Géorgie ou en Moldavie. Le seul espoir du président ukrainien repose sur la mobilisation à terme de l’administration Biden contre l’ingérence russe en Ukraine.

En matière stratégique comme en matière sanitaire et budgétaire, l’Ukraine n’a qu’une souveraineté mutilée : elle ne maîtrise pas ses destinées, n’a qu’une résilience très limitée et dépend d’acteurs extérieurs.

L’Ukraine face au virus oligarchique

Face à la dégradation de la situation sanitaire et des relations avec la Russie, les oligarques semblent bien résilients. Le variant oligarchique ukrainien a la vie dure, résistant à bien des remises en cause.

Volodymyr Zelensky avait été élu en avril 2019 pour mener une politique anti-olgarchique, anti-corruption. Dans la série « Serviteur du peuple », le héros principal joué par Zelensky, Vasyl Holoborodko, est un simple enseignant, un gars ordinaire, un homme du peuple qui a eu la chance de diriger le pays pour redresser les vieilles élites. Ce candidat phygital (dont la campagne digitale éclipsait la campagne physique) avait un clair mandat de rompre avec le système oligarchique, tout comme plusieurs de ses prédécesseurs.

Mais les empires financiers cherchent toujours à maintenir leur emprise sur le système politique en créant des monopoles, contrôlant des médias ou en influençant des députés et des fonctionnaires. Depuis les grandes privatisations des années 1990, ces groupes économiques ont pu voir leur place évoluer, mais leur affaiblissement – ou plutôt leur déconnexion du système politique – n’a pas pu être menée à terme. Volodymyr Zelensky a dû coexister, ou plutôt mener une politique d’égale distance avec un certain nombre d’entre eux : alors que l’on soupçonnait qu’un ou deux oligarques étaient derrière lui, aucun oligarque favori ne se dégage du mandat présidentiel actuel.

C’est dans ce contexte, lié à des facteurs internes et à l’évolution des rapports de force internationaux (nouvelles tensions des Etats-Unis et des Européens avec la Russie), qu’il faut comprendre les sanctions prises à l’encontre d’un certain nombre d’oligarques. Le président Zelensky peut s’appuyer sur le Conseil national de sécurité et de défense afin de procéder à ce travail de désoligarchisation. La première personne ciblée est Viktor Medvedtchouk, ancien chef de l’administration présidentielle de Koutchma, et ami proche de Vladimir Poutine. Si Medevedtchouk avait pris le parti de Zelensky contre Porochenko à la dernière présidentielle via ses chaînes de télévision, il s’est ensuite retourné contre l’actuel président. En ciblant ce dernier, en associant Porochenko et Medevedtchouk autour d’une affaire de privatisation d’une entreprise pétrolière, Zelensky prive l’ancien président de son statut de premier patriote. Quant à Igor Kolomoisky, soupçonné d’avoir blanchi aux États-Unis de l’argent détournée de la plus grande banque ukrainienne (Privat), il vient d’être lui-même ciblé par des sanctions américaines initiées par Antony Blinken (interdiction de séjour sur le territoire américain).

Faire la guerre aux oligarques est coûteux : la guerre avec des empires médiatiques ruine la confiance envers les gouvernants, comme cela a pu se produire par le passé. Pour se positionner comme leader du camp pro-européen, il doit éclipser son prédécesseur en le compromettant avec le relai de Poutine en Ukraine, Medevedchouk. Il est sans doute très difficile de gagner contre des oligarques comme Kolomoisky, Porochenko et Medvedtchouk. Mais électoralement, cependant, les chances de survie sont encore plus faibles s’il ne s’y confronte pas.