Vers un nouveau modèle de capitalisme industriel mondialisé edit

11 juillet 2006

Quelles leçons les grands groupes peuvent-ils tirer de l'affaire Mittal-Arcelor ?

La première est que, pour l’industrie, l’accumulation de capital est beaucoup plus rapide aujourd’hui dans les marchés émergents. La valorisation du capital passant par l’investissement, lui-même tiré par la demande et son anticipation, il était normal que des croissances fortes et régulières finissent par payer. Or l’industrie européenne reste encore trop souvent tiraillée entre sa nécessaire expansion « émergente » (en particulier asiatique) et la contrainte financière liée à une course à la modernisation technologique. Il faut faire les deux, et la grande leçon de l’affaire sera que c’est bien la croissance sur les pays émergents qui financera la R&D et la capitalisation « par le haut » dans les pays développées.

A ce prisme, ces marchés ne seront plus perçus comme marginaux, et l’épithète « stratégique » ne rimera plus avec mimétique comme ce fut trop longtemps le cas. Ce ne sera pas aussi un simple positionnement pour le futur dans un contexte de contrainte financière au niveau des directions générales, mais bel et bien une présence permanente et une source de cash-flow. Le modèle est simple : l’effet volume est présent en Indonésie, Chine, Brésil, Mexique, Afrique du Sud, Inde, bientôt en Asie Centrale et sans oublier les anciens pays du bloc soviétique qui redémarrent. Sur le plan technologique, les firmes les plus avancées de ces pays (ou les firmes globales opérant sur ces pays, tel Mittal) ne sont pas en reste : l’économie du développement nous dit aujourd’hui que, lorsqu’une masse critique est dépassée (en gros, que le capital humain est réuni), il y a avantage au dernier arrivant d’accéder aux technologies qui permettent l’accumulation de capital physique.

Compte tenu de l’accélération de la compétition technologique dans les économies développées, les techniques déjà amorties dans les pays développés (qui sont ne pas en général les premières à être transférées) ne sont plus des techniques « en fin de vie ». Elles ont toujours une pertinence industrielle. Dans les secteurs industriels classiques, quelques années à peine séparent les niveaux technologiques développés et les niveaux émergents. Cette image est plus contrastée pour les secteurs à produits industriels « complexes » (automobile, propulsion aéronautique), mais les industriels sur ces marchés savent qu’il faut de plus en plus inclure dans le processus industriel le sourcing et la co-conception dans les pays émergents, sans même parler d’une présence agressive sur ces marchés, et d’une intégration dans la chaîne de production voire de production en vue de réexporter.

Deuxième leçon, si les firmes occidentales doivent accélérer leurs synergies avec les marchés émergents, à l’inverse la pointe avancée des firmes du capitalisme émergent se trouve déjà au milieu du gué sur le chemin entre la compétition-coût sur de larges volumes et le rattrapage technologique. Le point de rencontre de ces deux types de firmes est déjà un point médian, et l’interface de compétition est déjà très large. En effet, les grandes firmes émergentes déjà anticipent – de manière véritablement stratégique – les limites d’une compétition coût dont la généralisation à tout le Sud est annoncée. Ces firmes ont dépassé la copie, elles transforment leur avantage-coût en investissant dans le rattrapage technologique, d’abord par royalties (pour développer des procédés), mais qu’elles déclinent aussi en des rachats ou même en développement de brevets, en des rachats stratégiques de firmes technologiques, mais aussi programmes de R&D propre, implantations dans les pays développés (quelques noms : Lenovo, Bharat Forge, Tata, Reliance), les firmes indiennes ayant sans doute dans cette course l’avantage d’une taille plus large que leurs homologues privées chinoises et une histoire ininterrompue du capitalisme.

Enfin, même dans les hautes technologies, on a vu que la pression concurrentielle entre Etats-Unis et Europe pousse aux transferts dans le nucléaire, l’avionique, etc. Effluves de parfum, donc, et qui plus est financés par un capital abondant et une R&D elle aussi moins chère. La logique qui veut que toute firme véritablement globale se doive d’avoir un pied « développé » et un pied « émergent », et d’utiliser ces deux types de territoires non seulement comme marchés mais de manière équilibrée comme base d’un essor capitalistique complet (portefeuille de clients mais aussi technologie et procédés adaptatifs) est une logique symétrique : les firmes émergentes vont investir dans les pays développés. Ce raisonnement s’affine bien sûr en fonction des spécificités de chaque secteur, mais il est sous cette forme générale pertinent pour la plupart : acier, biens d’équipement manufacture, mais aussi automobile, banque, dans une certaine mesure les hautes technologies, etc.).

Troisième leçon: s’il y a bien projet industriel dans l’équilibrage par les firmes d’une stratégie « développé-émergent », y a-t-il nécessairement « modèle » de mariage à la Mittal-Arcelor, ou d’ailleurs de mariages préventifs ? Les firmes « avancées » conservent à ce jour un avantage technologique et de marque, mais les modèles sont appelés à converger du fait de la diffusion de la R&D et sans doute à terme de tentatives d’imposition de normes par ces marchés, pour acquérir des actifs de marques : la Chine commencera dans cette voie, sans doute un jour suivie de l’Inde pour les technologies de l’information. Si le cas par cas doit primer, deux certitudes s’imposent cependant : l’accès aux marchés émergents et leurs faibles marges unitaires demande des compétences spécifiques, quand la concurrence des autres firmes issues de pays développés y est déjà forte. En effet, les firmes occidentales ont, après des décennies de concurrence par le haut tendanciellement perdu leur compétence sur des marchés à faible marge unitaire. Il leur faut réapprendre ce savoir-faire; il leur faut par ailleurs « en situation émergente » innover en matière de procédés de production : adapter des lignes d’assemblage à un contexte plus intensif en travail ou de demande en transition (fractionnement de la demande, besoin de large gamme à coût contrôlé), ou encore « industrialiser » les procédés de services informatique, etc. L’expérience gagnée dans un pays émergent augmente de ce point de vue la compétence ou le portefeuille de savoir-faire, mais nécessite un investissement et prend du temps pendant lequel le risque est que la concurrence s’appuie, elle, sur des partenariats locaux. La dynamique du rattrapage incite alors à des associations, joint- venture et autres partenariats, la différentiation se fera alors à la marge : capacité à nouer des relations privilégiées avec des districts industriels, des pôles de compétences, veille sur le rachat stratégique de firmes émergentes qui « montent », etc., mais là aussi certains capitalistes du sud apprennent vite.