Liz Truss et madame Thatcher: gare au contresens! edit

Sept. 8, 2022

Liz Truss est-elle la nouvelle Margaret Thatcher, la Dame de fer de notre temps ? La nouvelle locataire du 10 Downing Street a assurément encouragé la comparaison. Elle a porté les mêmes chemisiers blancs que Mme Thatcher, la même chapka lors d’une visite à Moscou, s’est fait comme elle photographier dans la tourelle d’un char d’assaut, et elle n’a cessé de se référer au modèle de sa célèbre prédécesseure.

Elle a également déclaré qu’elle réduirait les droits des travailleurs, pour tenter d’arrêter la vague de grèves qui a frappé la Grande-Bretagne cet été, tout comme Mme Thatcher reste à jamais associée aux lois mettant fin au système d’économie mixte mis en place après 1945. Marqué par le développement de l’État-providence, le rôle des syndicats, et une forte croissance, ce système avait vu les travailleurs bénéficier de bons salaires, de logements bon marché, de soins médicaux gratuits et de retraites et de vacances toujours plus longues. Ce fut la plus grande amélioration de la vie de la classe ouvrière depuis la révolution industrielle. Margaret Thatcher reste associée à la fin de cette époque, mais c’est une erreur de croire que ses onze années au pouvoir, de 1979 à 1990, ont été marquées par une bataille permanente avec les syndicats britanniques. En fait, ce sont les années 1970 qui ont été la décennie des mouvements sociaux en Grande-Bretagne. La grève la plus dure de l’histoire britannique, en termes de nombre de travailleurs et de syndicats participants, s’est d’ailleurs déroulée sous le gouvernement travailliste en place de 1974 à 1979.

Il faut revenir sur le contexte qui vit l’arrivée au pouvoir de madame Thatcher, contexte quelque peu oublié et que madame Truz semble méconnaître dans sa volonté de s’identifier à la « Dame de fer ».

La Dame de fer et le contexte des années 1970

D’après le biographe de Margaret Thatcher, Charles Moore, c’est un journal de l’armée soviétique, L’Etoile rouge, qui en 1976 avait trouvé la formule qui devint son surnom. En anglais, Iron Lady faisait écho à Iron Maiden, un instrument de torture médiéval. Mais ce qualificatif conçu comme une insulte lui plaisait. Elle l’a adopté pour symboliser sa lutte contre la junte militaire antisémite d’Argentine qui a stupidement affronté l’armée et la Royal Navy britanniques lors de la guerre des Malouines.

Mme Thatcher est arrivé au pouvoir en 1979 sur un programme d’opposition aux grèves incontrôlées qui avaient eu lieu dans tous les secteurs, de la BBC aux centrales électriques, dans les années 1970. Cette décennie a connu un nombre record de grèves, dans ce qui a pu apparaître comme la dernière grande mobilisation de la classe ouvrière industrielle avant la grande désindustrialisation du début de la mondialisation, lorsque la fabrication a quitté l’Europe et l’Amérique du Nord pour se diriger vers l’Asie et les pays en développement leur main-d’œuvre bon marché.

Mais en Grande-Bretagne les grèves des années 1970 furent aussi une expression anglo-saxonne du mouvement de 1968. Les jeunes militants, diplômés de l’université contrairement à leurs parents de la classe ouvrière, se sont engagés dans les syndicats de cols blancs et du secteur public comme agitateurs et organisateurs de travailleurs. Ils ont mené des grèves d’occupation sans fin dans des usines de motocycles, des chantiers navals ou (à l’instar de Lip en France) des entreprises horlogères. L’Institute of Worker’ Control de Grande-Bretagne était un réseau de gauche influent, soutenu par des responsables travaillistes très à gauche comme Tony Benn. Tout le monde lisait et citait Gramsci, comme si ses idées sur l’Italie fasciste des années 1920 étaient applicables au capitalisme développé de l’État-providence britannique un demi-siècle plus tard.

Le mouvement a échappé au contrôle de la bureaucratie syndicale officielle, du Parti travailliste et d’un Parti communiste sclérosé et encore stalinien. Ses principaux animateurs furent des groupes trotskistes, qui ont connu une décennie de militantisme actif.

J’ai été à cette époque le plus jeune président du Syndicat national britannique des journalistes et j’ai contribué à promouvoir une succession de grèves dans les journaux. J’ai même dirigé les journalistes de la BBC dans une grève de 24 heures qui, pour la première et unique fois dans l’histoire, a empêché la BBC de diffuser des informations en Grande-Bretagne et dans le reste du monde.

L’inflation avait atteint 25% en 1975 et les salariés cherchaient à obtenir des augmentations de salaire pour protéger leur pouvoir d’achat. Les jeunes militants comme moi confondaient la volonté de faire grève pour protéger les revenus avec une prise de conscience plus générale de tous les salariés pour passer à une transformation quasi révolutionnaire du pouvoir.

C’était un rêve et un rêve stupide. Tout ce que le militantisme sans fin a produit, ce sont des montagnes géantes de sacs poubelles à Trafalgar et Leicester Square, lorsque les éboueurs se sont mis en grève. Les trains et les bus se sont arrêtés, mais cela a détaché du mouvement tous les autres travailleurs qui dépendaient des transports publics.

Contrairement aux syndicats sociaux-démocrates d’Allemagne et d’Europe du Nord, les syndicats britanniques et les militants de gauche ont rejeté les politiques de partenariat social sur le marché du travail, les considérant comme une collaboration de classe. Au sein du syndicat allemand de la métallurgie, IG Metall, qui compte 4 millions de membres, il est impossible de faire grève à moins que 75% des travailleurs ne le décident. En Grande-Bretagne, une poignée d’agitateurs de gauche parlant aux travailleurs sur le parking d’une usine pouvait appeler à la grève sur la base d’un vote à main levée.

Les Français ont élu après 1968 deux présidents de centre-droit – Pompidou et Giscard d’Estaing ; après un mouvement de nature comparable mais qui s’est étendu sur une décennie complète, les Britanniques ont élu Margaret Thatcher.

Hormis la gigantesque grève des mineurs de 1984-1985, initiée par quelques dirigeants syndicaux de la gauche dure, dirigés par Arthur Scargill, un communiste de formation, sans qu’aucun travailleur de l’industrie minière ne soit autorisé à voter pour ou contre la grève, Mme Thatcher n’a pas été confrontée au même nombre de grèves que les deux premiers ministres travaillistes, Harold Wilson et James Callaghan, de 1974 à 1979.

Elle a fait passer six lois différentes pour contrôler le marché du travail et les syndicats. La plus importante a été de rendre obligatoire, avant une grève, un vote des travailleurs dans l’isoloir et non à main levée – ce qui était depuis longtemps une règle acceptée dans les syndicats de l’Europe du Nord sociale-démocrate.

C’est ici que Madame Truz se trompe.

Les grèves de 2022 ne sont pas celles des années 1970

Lorsque Liz Truss affirme qu’elle va copier la Dame de fer, elle montre simplement qu’elle connaît mal l’histoire, ou qu’elle n’a rien compris au présent. Car en termes de mouvements sociaux, 2022 n’a pas grand-chose à voir avec 1979. Les grèves organisées en Grande-Bretagne cette année ont toutes été votées à bulletin secret. Elles n’ont rien à voir avec de l’agit-prop. Les travailleurs d’aujourd’hui sont confrontés à une inflation qui, selon les banques, atteindra 20% d’ici Noël. Ils ont subi dix ans de programmes d’austérité du gouvernement conservateur, tandis que certains de leurs patrons s’octroyaient des augmentations gigantesques et transféraient les bénéfices aux actionnaires au lieu de permettre aux travailleurs de conserver une plus grande partie de la richesse qu’ils créaient.

La grève de 2022 a impliqué des avocats, des salariés de McDonald et d’Amazon, les travailleurs du nouveau capitalisme post-industriel. Il y a eu aussi des grèves d’un jour chez les cheminots. Rien à voir avec les conflits géants des années 1970 qui duraient un an. À moins de passer à un modèle chinois ou biélorusse interdisant toutes les grèves et forçant les travailleurs comme les Ouïgours en Chine à être des esclaves dans les usines, on voit mal ce que Liz Truss peut faire si elle cherche à imiter Margaret Thatcher.

Liz Truss, loin d’être la nouvelle Dame de fer, pourrait ressembler à l’un des désolants présidents du Conseil de la IVe République française. En fait, la première grande décision de son mandat a été de copier le président Macron et d’imposer un gel des prix des factures d’électricité pour les ménages. Cela portera la dette publique britannique à des hauteurs astronomiques, d’une manière qui aurait donné une crise cardiaque à Mme Thatcher, qui croyait en un contrôle strict des emprunts publics non financés. La livre s’est effondrée pour atteindre son plus bas niveau depuis cinquante ans.

À contretemps

Après les Trente glorieuses d’économie sociale de marché qui avaient tant amélioré le niveau de vie de la classe ouvrière dans la Communauté européenne et, après 1950, en Grande-Bretagne, Margaret Thatcher et Ronald Reagan, avec l’aide du Forum économique mondial de Davos, ont lancé les Trente glorieuses de l’ultra-libéralisme mondialisé. Cette ère d’argent bon marché, de faible inflation, d’énergie bon marché, de main d’œuvre bon marché, de biens bon marché produits n’importe où dans le monde sans respect des conventions de l’OIT est maintenant terminée.

La guerre est de retour en Europe, une Europe qui avait été bâtie pour empêcher son retour. Comme le dit le président Macron, « l’ère de l’abondance est terminée ». Liz Truss prend la tête d’une Grande-Bretagne brisée, avec 14 millions de ménages vivant dans la pauvreté, une peur réelle de l’augmentation du coût de la vie, des syndicats affaiblis et incapables d’attirer de nouveaux membres, des partis politiques qui ont produit des leaders comme l’inéligible Jeremy Corbyn et le clown menteur Boris Johnson ; un service de santé où les pauvres utilisent des pinces pour extraire leurs dents et où vous attendez neuf heures pour qu’une ambulance arrive, ou trois ans pour une opération de remplacement de la hanche ou du genou ; des services de police qui ne peuvent pas contrôler la criminalité et qui sont rongés par le sexisme et le racisme, une économie qui se réduit lentement à cause du Brexit – et un Premier ministre qui invoque une dame de fer mythologique d’autrefois parce qu’elle n’a pas d’autre message pour le peuple britannique.