Réseaux sociaux: les vertus du pseudonymat edit

4 décembre 2020

En démocratie, il ne peut exister d’espace public délibératif sans transparence et sans responsabilité citoyenne. Or le développement spectaculaire des réseaux sociaux numériques a ouvert un espace où s’expriment, à l’abri d’une certaine forme d’anonymat, la haine, la menace, le harcèlement et la délation. Il est urgent que nos démocraties régulent cet espace, tout en préservant la liberté d’expression. Une immense responsabilité repose sur les institutions européennes, qui se sont saisies de ce problème.

La révolution numérique, amorcée il y a trente ans, a bouleversé nos sociétés en permettant le développement fulgurant de réseaux sociaux, caractérisés par la participation active de leurs utilisateurs. Cela favorise une communication plus fluide, plus interactive et moins hiérarchique. Cette révolution, que certains considèrent comme une véritable rupture anthropologique, devait permettre le passage d’une société hiérarchique, verticale à une société plus transversale, démocratique, coopérative et apaisée.

Or elle s’est accompagnée de l’émergence de nombreux problèmes : atteintes à la sphère privée et à la réputation, utilisation sans contrôle des données par les GAFAM, cybercriminalité, cyberterrorisme, escroqueries, usurpations d’identité, désinformation, diffusion de messages haineux, de menaces, de chantages et de harcèlements. En outre, certaines plateformes tendent à abuser d’une position dominante et portent ainsi atteinte à la libre concurrence. Les États ont donc pris conscience que des règles juridiques précises et contraignantes devaient être mises en place pour réguler et encadrer plus strictement leur fonctionnement.

Plusieurs pays ont adopté des lois pour les contraindre à mieux contrôler les contenus manifestement haineux ou illégaux et à les retirer rapidement. Il en est ainsi par exemple de la loi Avia contre la haine en ligne, élaborée en 2019 par le gouvernement français, et qui a été finalement vidée en partie de sa substance par une décision du Conseil constitutionnel au motif que ce texte portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression.

De son côté, la Commission européenne s’est engagée à élaborer une loi sur les services numériques, le Digital Services Act, qui devrait être présentée à la fin de 2020. Ce cadre juridique a pour objectif de prémunir les utilisateurs contre les biens, les services et les contenus illicites, et contre la désinformation. Il vise également à élargir la responsabilité des plateformes numériques à l’égard des contenus dont elles assurent la publication. Cette loi devrait également permettre de limiter l’influence des GAFAM pour garantir une concurrence saine et équitable sur ce marché.

Par ailleurs, les autorités antitrust américaines ont ouvert des enquêtes contre Google, Facebook et Amazon. Google a également fait récemment l’objet de poursuites pour abus de position dominante. Ces initiatives américaines rejoignent les préoccupations de la Commission européenne.

Dans ces appels à une régulation des réseaux sociaux, un thème prend une place de plus en plus importante : celui de l’anonymat, derrière lequel peuvent se cacher les multiples intervenants sur ces réseaux. De nombreuses voix s’élèvent en effet pour dénoncer cet anonymat, qui favoriserait de multiples méfaits et porterait gravement atteinte à la démocratie et aux principes fondamentaux de transparence, d’engagement et de responsabilité citoyenne. Il démontrerait une absence de courage et une forme d’irresponsabilité citoyenne de la part des internautes, qui seraient ainsi naturellement portés à ne pas assumer leurs propos et à en négliger les possibles conséquences. Ainsi, l’anonymat favoriserait l’agressivité, l’expression de la haine, le harcèlement en ligne et l’apologie du terrorisme. Pour la députée française Laetitia Avia, initiatrice de la proposition de loi contre la haine en ligne, « l’anonymat sur les réseaux sociaux encourage un sentiment d’impunité pour ceux qui s’autorisent à harceler, humilier et insulter ». Linus Torwalds, le créateur de Linux, va même jusqu’à considérer les réseaux sociaux comme une « poubelle » dans laquelle les internautes peuvent, en se retranchant derrière l’anonymat, déverser leurs ordures. Ce rôle néfaste de l’anonymat semble d’ailleurs confirmé par plusieurs recherches, comme l’étude de 2017 du Pew Research Center, selon laquelle 89% des adultes américains estiment que l’anonymat facilite la cruauté et le harcèlement en ligne.

C’est pourquoi nombreux sont ceux qui demandent que soit mis fin à ce statut d’anonymat des utilisateurs des réseaux sociaux. Parmi eux, le président français Emmanuel Macron n’a pas hésité à affirmer, dès 2018, qu’il fallait « aller vers une levée progressive de toute forme d’anonymat ». On ne peut certes qu’approuver les appels à la responsabilité citoyenne de chacun, responsabilité qui exige transparence et courage. Toutefois, est-ce bien l’anonymat qui est ici en question ? Le doute s’impose à ce sujet.

Tout d’abord, ceux qui appellent à la disparition de l’anonymat semblent confondre anonymat et pseudonymat. En effet, les utilisateurs des réseaux sociaux numériques y interviennent non pas de manière totalement anonyme, mais en utilisant un pseudonyme. Or, ceux qui souhaitent s’exprimer sous un pseudonyme sur des plateformes telles que Twitter, Instagram ou WhatsApp doivent préalablement s’enregistrer sur la plateforme avec leur identité civile. Il est donc possible de remonter à l’utilisateur en cas de violation de la loi. En outre, chaque utilisateur d’internet est identifiable grâce à son adresse IP, soit le numéro d’identification attribué automatiquement à tout périphérique relié à internet. Sauf cas exceptionnels, il est donc possible d’identifier celui qui se trouve derrière un pseudonyme.

Pseudonymat ne signifie donc pas impunité, cela pour autant, bien évidemment, que les États mettent en place les moyens technologiques et judiciaires nécessaires au repérage des contenus illicites, à leur retrait rapide par les plateformes ainsi qu’à l’identification et à la poursuite de leurs auteurs. Bien que d’importants efforts doivent encore être entrepris en ce sens, de nombreuses condamnations pénales sont d’ores et déjà intervenues contre des internautes s’étant exprimés de manière délictueuse sur les réseaux sociaux.

Par ailleurs, une interdiction pure et simple de tout anonymat ou pseudonymat ne porterait-elle pas atteinte à la liberté d’expression ? Ne favoriserait-elle pas l’autocensure des internautes et ne réduirait-elle pas l’espace de liberté que constitue internet ? Ne deviendrait-il pas plus difficile d’exprimer des opinions contraires à la pensée dominante, sous peine de s’exposer à des agressions ? Interdire l’anonymat ne pourrait-il pas favoriser le harcèlement de ceux qui s’expriment sur les réseaux sociaux et prennent position sur des sujets clivants (orientation politique, sexuelle, religieuse) ? En outre, une telle interdiction ne pourrait-elle pas mettre en danger les lanceurs d’alerte ?

Ces questions devraient en tout cas être prises en compte dans les débats qui auront lieu au sein des institutions européennes autour de la future loi sur les services numériques (Digital Services Act), notamment pour permettre de trouver une solution équilibrée au réel problème de l’anonymat. Il est en effet essentiel que, tout en évitant de porter atteinte à la liberté d’expression et de favoriser l’autocensure, cette loi permette de garantir et de promouvoir la transparence et la responsabilité citoyenne, sans lesquelles il ne saurait y avoir, dans une démocratie, d’espace public digne de ce nom.