La laïcité républicaine n’oppose pas l’État à la société civile edit

28 octobre 2019

Telos s’est fait récemment l’écho d’un débat passionnant entre Alain Bergougnioux et Laurent Bouvet à propos de la laïcité, apportant arguments et références historiques. Je voudrais ici poursuivre leur réflexion en partant de l’opposition entre libertés de l’individu et libertés du citoyen sur laquelle semble reposer leur désaccord. Laurent Bouvet y fonde sa définition de la laïcité comme défense par l’Etat de « la liberté contre les menaces multiples qui pèsent contre elle et qui viennent de la société civile ». Et selon lui, il faudrait choisir entre le risque des menaces qui pèsent sur la liberté venant de l’Etat et le risque de celles venant de la société civile. Quant à Alain Bergougnoux, s’il se veut conciliateur en refusant de choisir entre la liberté du citoyen et la liberté de l’individu, il n’en considère pas moins que deux interprétations de la laïcité font chacune prévaloir l’un ou l’autre de ces deux types de liberté.

Il me semble pourtant qu’il n’y a pas lieu a priori, de choisir entre les libertés des individus et celles des citoyens, mais qu’il s’agit plutôt de les articuler comme le fait la Déclaration « des droits de l’Homme et du citoyen ». En tous les cas si l’on s’accorde à considérer que la liberté du citoyen recouvrent les libertés politiques : liberté d’expression, de réunion, de vote pour construire la volonté générale par le débat démocratique. Les libertés de l’individu relevant quant à elles, plus largement des droits de l’Homme à savoir de la libre disposition de son corps et de la libre pensée dans leurs différentes modalités pratiques. Toutes ces libertés, lorsqu’elles sont explicitement protégées par la loi sont dites « libertés publiques » et un Etat de droit, démocratique ou républicain, est censé les défendre.

Mais en entrant dans le droit positif, en s’explicitant dans des lois, ces principes libéraux généraux se trouvent à la fois précisés, pour s’appliquer pratiquement, et de ce fait, possiblement limités : certains interdits viennent logiquement entraver la liberté de certains (groupes, institutions, individus ou citoyens) pour protéger celle d’autres. Ainsi l’émancipation des individus, la protection de la liberté de conscience et la libre pensée en général implique l’entrave de la liberté de puissances tutélaires à exercer leur emprise sur les esprits et les corps, comme tendent à le faire les religions en tant que gardiennes d’un dogme et d’un certain ordre social (et non pas en tant que foi individuelle partagée), mais comme le font également les Etats totalitaires, grands ordonnateurs de ces religions sécularisées que sont leurs idéologies. Il ne s’agit donc pas là de choisir entre l’Etat en général et la société civile, ou entre des droits collectifs et des droits individuels, mais entre l’autonomie de chacun et la subordination de certains à d’autres.

Mais choisir l’autonomie contre la subordination n’est pas neutre ! Cela relève d’un choix philosophico-politique qui fait fi de la servitude volontaire, de la liberté de choisir la soumission. Cela implique de sortir par la force de la volonté de l’aporie libérale : refuser que certains fassent le libre choix du renoncement à la liberté car cette abdication menace la libre insubordination, la libération, l’affranchissement, en un mot la liberté de ceux qui veulent être libérés. Il y a bien ici un choix entre deux libertés : celle d’être libre et celle d’être esclave. Mais elles ne sont pas équivalentes : l’une ouvre la voie à la liberté de tous, l’autre la referme à peine empruntée. Alors oui, un Etat laïque choisit la première, celle qui ouvre la voie à la liberté de chacun. Et c’est pourquoi la laïcité est un combat.

Avant de se traduire en lois, la laïcité est un esprit : l’esprit de la philosophie du libertinage et des Lumières. Le libertinage (du latin libertinus, affranchi, esclave libéré) est né au 16e siècle et s’est développé au cours des 17e et 18e siècles en corrélation directe avec la lutte pour l’émancipation des individus, la libre pensée et l’exercice du libre choix dans la vie publique, politique notamment, comme dans la vie privée. La liberté des mœurs va de pair avec les droits de l’Homme et du citoyen. Attaquer l’une c’est aussi attaquer les autres. La libre pensée et la libre disposition de son corps, voilà la base historique et logique de la laïcité et de la démocratie moderne. En effet, la laïcité en consacrant le primat de l’individu sur la communauté religieuse, culturelle, familiale, clanique ou ethnique, arrime la liberté de celui-ci à l’État de droit qui la garantie.

La laïcité ne se réduit donc pas à la loi de 1905 ni même au corpus juridique constitué par les lois dites laïques votées entre 1880 et 1907 (expulsion des congrégations, lois scolaires portant sur la gratuité, l’obligation, la laïcisation des enseignants, « séparation de l’Eglise et de l’Etat », exercice public des cultes et propriété des associations cultuelles). La laïcité est plutôt un principe, c’est-à-dire une idée qui s’exprime par une pratique. Le principe laïque réside dans l’émancipation des individus des croyances et de leurs agents entravant le libre examen, la libre pensée et la libre disposition de son corps. Lorsque ce principe est adopté comme ligne directrice par un Etat, il se traduit en lois et institutions visant à promouvoir, garantir et protéger cette double liberté.

La relation de la laïcité à la religion est alors faite à la fois d’hostilité et de bienveillance : barrage aux entreprises d’emprise sur les consciences et les corps par des autorités religieuses d’un côté,  et de l’autre, garantie de l’égalité de traitement des options métaphysiques des individus (indifférence à la question de dieu, athéisme, agnostisme, fois diverses en différents dieux). Dans ce sens, l’Etat laïque est « neutre » du point de vue métaphysique, c’est-à-dire qu’il n’adopte ni ne favorise aucun culte.

Pour se conformer au principe laïque, les religions occidentales ont dû se « séculariser », c’est-à-dire admettre que la soumission à dieu ne concerne que les croyants et encore celle-ci n’est-elle tolérée que si sa traduction dans la vie des fidèles se subordonne au droit et aux institutions de l’Etat. Or de nos jours, la religion musulmane, travaillée par des forces intégristes, ne se conforme pas au principe laïque : volonté de faire admettre les préceptes  islamiques à l’ensemble de la société (séparation des sexes et des communautés dans l’espace public, reconnaissance du blasphème notamment) et imposition aux fidèles de pratiques discriminatoires et contraires aux libertés fondamentales (pour les femmes, les homosexuels, les apostats, les scientifiques).

C’est pourquoi le combat laïque, assoupi en France durant le XXe siècle, a repris vigueur face à l’islam politique qui s’y est développé et qui s’affirme pour sa part comme l’ennemi de la laïcité et de la démocratie.

Alors, que les tenants d’une laïcité « ouverte » considèrent que l’égalité hommes/femmes n’a « rien à voir » avec le combat laïque, ne change rien à l’affaire. Certes leur prétendue laïcité, conçue essentiellement comme protection de la liberté religieuse, est de fait tolérance de pratiques discriminantes (et stigmatisantes) à l’égard des femmes. Mais qu’elles subissent « une servitude volontaire » ou qu’elles y soient contraintes par la force et la menace, le voilement des femmes est bien le symbole de cette abdication de l’autonomie des femmes. Et par de-là leur discrimination en signe d’impureté, de soumission à l’homme ou par « pudeur », c’est la notion même d’individu libre qui est rejetée. Refuser cette injonction religieuse relève donc à la fois du combat féministe et du combat laïque plus global, c’est-à-dire du combat pour l’émancipation et la liberté de tous les individus.

Il s’agit bien là de défense de liberté individuelle, mais d’un certain type. L’Etat, est ici conçu comme le lieu de confrontation d’intérêts divergents et de choix individuels différents, et comme lieu de résolution de ces conflits pacifiquement, par des procédures démocratiques. L’Etat est alors la res publica originelle des Romain c’est-à-dire l’espace où se gèrent les « affaires de tous », les affaires publiques, les affaires qui concernent tous les citoyens. Dans cette conception, la défense de l’Etat c’est la défense du bien commun certes mais pas en tant que valeur supérieure aux libertés de chacun, plutôt en tant que condition de possibilité d’épanouissement de ces libertés. Il n’y a pas dans cette conception de la République d’antagonisme et donc pas de choix à faire, entre un prétendu « intérêt supérieur de l’Etat » et l’intérêt de la société civile. La société civile est structurée par l’Etat, les individus font société en organisant leurs différents « civilement » c’est-à-dire en se donnant les moyens de trancher souverainement entre les uns et les autres, bien que toutes les opinions soit en droit légitimes.

La vision conservatrice cicéronienne de la République, à savoir consensuelle, institue l’idée que la défense de l’Etat peut éventuellement se réaliser contre les citoyens. L’Etat devient alors une « puissance publique » séparée des citoyens, qui peut trancher et décréter de façon autoritaire. L’Etat laïque n’est pas cette république-là : il ne choisit pas  arbitrairement entre des options individuelles mais par la volonté générale, en s’appuyant sur une majorité politique et se fondant sur l’intérêt supérieur des individus en général. Alors oui, la liberté de tous, la liberté commune à tous, est préférée à la liberté de se soumettre de quelques uns. Mais il ne s’agit pas ici de choisir l’Etat contre la société.