Covid-19: enjeux de savoirs et de pouvoirs edit

May 4, 2020

Dans les controverses et polémiques qui agitent nos esprits taraudés par la menace du covid-19 sur notre santé et nos vies, par les affres du confinement et les incertitudes du déconfinement, s’entrecroisent enjeux de savoirs et de pouvoirs. Pour lutter contre le virus et sa propagation, les chercheurs doivent le connaître et évaluer des traitements préventifs et curatifs dans une certaine rigueur méthodologique. Cela prend nécessairement du temps. Mais l’urgence est là. Les médecins doivent donc quant à eux prendre en charge les malades et tenter de les soigner au mieux et de les sauver. Car comme le signalait déjà le philosophe et médecin Georges Canguilhem, la médecine est « une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences » dont le but est de rétablir la santé et d’aider les vivants à lutter contre la mort.

Mais le monde scientifique, et c’est sa noblesse, produit des connaissances par la confrontation d’expériences, d’analyses et de conclusions diverses et souvent divergentes, ce qui peut troubler ou inquiéter. Les désaccords scientifiques sont pourtant légitimes et utiles. Tant qu’un savoir n’a pas été prouvé et éprouvé sur le long terme, on ne peut qu’avancer des hypothèses sans certitude absolue. Et même lorsqu’une connaissance est devenue suffisamment robuste pour constituer une « vérité », l’esprit scientifique cher à Gaston Bachelard peut ultérieurement s’y opposer à travers des hypothèses inédites ou sur la base de nouvelles connaissances.

Si la science médicale ne fait pas exception à cet égard, c’est sans doute aussi la pratique scientifique qui touche le plus directement et le plus massivement tout un chacun. Alors, en période de crise sanitaire, les citoyens, légitimement inquiets, s’informent et se forment même, à des connaissances vulgarisées. Lorsqu’ils sont témoins de confrontations entre spécialistes, ils choisissent cependant en non spécialistes, entre espoir et rationalité, bénéfices et risques, voire coût et efficacité. Quant aux responsables politiques, ils peinent à prendre des décisions cohérentes, ballottés entre avis scientifiques contradictoires, lourdeurs administratives, exigence de transparence et volonté de préserver leur image. Aussi, les logiques des différents acteurs se croisent-elles pour entrer en synergie ou en collision. 

Mais la science n’est pas forcément neutre et la politique pas sans arrière-pensées. La situation peut donc conduire à l’exaspération des uns et des autres, à la confusion entre intérêts particuliers et intérêt général, et à la manipulation tous azimuts. Et cela d’autant plus que les incertitudes sont nombreuses à propos du covid-19. D’abord, du point de vue épidémiologique, on n’est pas fixé sur le « patient zéro » et par conséquent sur l’origine exacte de l’épidémie. Une certaine opacité des autorités chinoises peut alors faire naître des suspicions. Jusqu’à laisser supposer que la cause de l’épidémie pourrait être une fuite du laboratoire « P4 » de haute sécurité, travaillant sur des virus à Wuhan, tout proche du fameux marché aux poissons désigné officiellement comme le point de départ. En outre le labo a été construit avec l’aide de la France et des chercheurs nord-américains ont émis de longue date des critiques quant à sa sécurisation.  On voit là se profiler des conséquences géopolitiques et diplomatiques fort éloignées du travail du chercheur. Mais ce n’est pas le seul point de contact entre science et politique dans cette affaire, en France notamment.

D’une part, depuis la question des masques, de leur utilité et de leur pénurie, jusqu’à celle des tests, de leur usage et de leur disponibilité en nombre adéquat, on peut craindre que des connaissances scientifiques aient été contestées, ignorées, cachées ou instrumentalisées pour des raisons politiques. Autojustification de pouvoirs publics défaillants, arrogance d’une technocratie qui prétend savoir mieux que les citoyens et donc décider pour eux et à leur place, lâcheté des politiques qui se retranchent derrière l’argument d’autorité des Conseils scientifiques, instrumentalisation par l’opposition des manquements de l’équipe au pouvoir, rivalités de clans et d’ego.

D’autre part, de tels conflits de pouvoir, bien connus dans le monde politique, viennent doubler des enjeux de savoir dans le milieu scientifique. Ainsi en est-t-il manifestement, du désaccord à propos de l’évaluation de l’efficacité du traitement hydroxychloroquine/ azithromycine expérimenté à l’IHU de Marseille. Certes, la publicité qui est faite à cet usage à large échelle de la combinaison thérapeutique par son promoteur peut le faire apparaître comme une alternative à une mise à l’épreuve systématique par la méthode de l’essai clinique randomisé en double aveugle. D’ailleurs, le professeur Didier Raoult semble remettre en cause cette méthode elle-même pour des raisons éthiques : s’il faut sauver des vies, comment justifier de priver d’un traitement peut-être efficace le groupe témoin placebo ?

Au demeurant, tout en maintenant la pertinence de l’essai clinique avec groupe témoin,  son principe peut être mise en œuvre concrètement de différentes façons à discuter rationnellement. Par exemple, un même nombre de patients non traités, présentant les mêmes caractéristiques et au même stade de la maladie (et ils sont nombreux dans différents hôpitaux) peuvent constituer ce vis-à-vis auquel confronter les données de Marseille. Cela d’autant plus que la méthode randomisée n’est pas exempte elle-même en pratique de possibilité de biais d’expérimentation et d’interprétation. On peut ainsi s’interroger sur le fait que parmi les nombreux essais cliniques randomisés lancés ces dernières semaines, testant plusieurs types de molécules, en France et dans le monde, aucun ne teste le protocole marseillais dans sa précision : combinaison, dosage et surtout, administration au tout début des symptômes pour jouer à la fois sur l’effet immunitaire et curatif des substances.

Alors, que la personnalité du professeur Didier Raoult et ses visées politiques éventuelles puissent indisposer, cela peut s’entendre. Mais affirmer par exemple, comme l’a fait dans un tweet le 13 avril 2020 Patrick Mercié, professeur de médecine interne à l’université de Bordeaux, que défendre son confrère marseillais relevait du « règne des vaudous, de l’à peu près et de la fausse science moyenâgeuse », procède d’un mépris injustifié et d’une morgue insultante. Car il ne s’agit pas comme on l’entend souvent d’un « remède miracle » mais d’une tentative de thérapie expérimentale, raisonnée compte tenu de ce que l’on sait du processus de la maladie et du niveau de toxicité des molécules utilisées.

Mais cette tactique de dénigrement de celui qui est en désaccord, voire de celui qui n’appartient pas à son clan ou au groupe dominant, par l’argument d’autorité de la scientificité, est hélas très courante dans le milieu universitaire, toutes disciplines confondues d’ailleurs (notamment en sciences humaines et sociales). Et cette attitude rejoint l’immodestie et le mépris à l’égard du commun des mortels que peuvent avoir certains scientifiques, à l’instar d’une technocratie très puissante en France. La contestation d’un choix « scientifiquement » ou « techniquement » incontestable, relèverait alors forcément de l’ignorance, de l’incompréhension, de la bêtise ou de la superstition, appelant refus de l’écoute de la contradiction ou recours condescendant à « l’effort de pédagogie » de la part des « sachants ». Invoquant le simplisme populiste pour stigmatiser leurs opposants, ceux-ci renforcent le rejet des élites et confortent le sentiment d’un « peuple d’en bas » bafoué par « ceux d’en haut ». En retour, il est vrai, les scientifiques minoritaires ou les opposants politiques, usent volontiers de l’argument de type populiste en effet, pour mobiliser en leur faveur des citoyens tenus à l’égard de décisions qui pourtant les concernent.

Or par le sectarisme, le refus du pluralisme et de l’audace intellectuelle, l’institution se sclérose et la démocratie s’étiole, mais aussi, la science s’appauvrie. On ne peut assimiler la pensée rationnelle à des dogmes indiscutables et la libre pensée à un déni de réalité. La raison est l’outil incontournable de la science. Mais l’instrumentalisation de la rationalité et de l’esprit scientifique à des fins de grande ou de petite politique les discrédite et favorise en retour leurs antithèses, l’erreur de jugement, le populisme et le complotisme qui font déjà flores en tout lieu.