La presse écrite plongera-t-elle dans le tout numérique ? edit

16 janvier 2011

La disparition de la presse écrite est-elle inéluctable ? Peut-être. Mais ses difficultés découlent davantage de l’avènement du numérique que d’une forme de désintérêt social pour l’information.

Rien n’indique en effet une perte de goût ou de curiosité pour l’information – près des trois-quarts des Français s’affirment très ou assez intéressés par elle, un chiffre stable depuis de longues années. La crise des journaux imprimés ne peut en rien être associée à cette idée qui postule que l’individu moderne n’ait d’autre horizon que sa sphère d’intimité et les joies exaltantes du divertissement.

Pour expliquer la crise de la presse, on évoque aussi le déficit de confiance dans les médias. Mais cette interprétation mérite qualification. Certes, dans les conversations et les sondages cette défiance s’érige comme un leitmotiv qui vise d’abord la télévision et internet pour épargner quelque peu la radio et la presse écrite. Cette critique contre les journalistes, qui n’a rien de nouveau, s’impose comme un substrat de la vie démocratique et ne décourage d’ailleurs pas la durée de fréquentation des médias par le public qui, elle, ne cesse de s’allonger.

En revanche, sur un point, la cause est entendue : dans la profusion des sources d’information, la presse écrite perd pied, et subit lourdement la concurrence d’internet. Cette tendance s’exerce dans tous les pays occidentaux avec des particularismes nationaux : les pays du nord de l’Europe demeurent de forts lecteurs, tandis qu’aux Etats-Unis, la presse quotidienne a vu fondre son lectorat (en 1964, 81 % des Américains lisaient un quotidien par jour contre 30 % en 2008).

En France, la désaffection des lecteurs va dans le même sens. Elle a de graves conséquences économiques, fragilisant en premier lieu la presse quotidienne nationale, dont les recettes ont chuté de près de 30 % depuis 2000 – alors que, parallèlement, la presse quotidienne régionale est moins touchée. L’exemple du Monde est éloquent : alors qu’en 2004 sa diffusion payée en France (hors ventes aux tiers) était de 318 000 numéros par jour, elle passe à 231 000 numéros en 2010.

En même temps, les sites d’information lancés par ces quotidiens nationaux, pour l’essentiel en accès gratuit sur internet, ont vu leur nombre de visiteurs s’envoler (46 millions de visites pour lemonde.fr en décembre 2010). Même si les modalités de la lecture sur le net diffèrent de celles sur le papier, cette masse d’internautes signale que l’attractivité des journaux demeure intacte et peut même être tenue comme en progression. Mais les recettes captées par ces sites d’information sont relativement réduites, et loin de compenser les pertes des recettes de la diffusion papier (ventes et publicité). Cet effet de ciseau est un drame pour la presse qui, aujourd’hui, se trouve confrontée à cette triste fatalité : jamais elle n’a été autant lue, jamais elle n’a autant souffert économiquement.

Les jeunes, par exemple, ont déserté l’imprimé payant, trop cher, et trop éloigné de leurs habitudes. Les 20-24 ans ne sont que 14 % à lire un quotidien national tous les jours ou presque. Et ils ont déporté vers les journaux gratuits et surtout vers les sites d’information du net leur recherche d’information, qui de toute manière s’avère plus modérée que celle des catégories plus âgées. Rien ne dit pourtant, qu’à terme, une fois installés dans la vie d’adulte, ils ne développent pas une curiosité plus vive pour « les affaires du monde », rejoignant alors leurs aînés dans leur goût pour l’information. Cette propension pourrait s’accélérer avec un autre paramètre : la part croissante de diplômés du supérieur dans les nouvelles générations qui est une chance pour les sites d’information et d’expertise. Mais il est peu probable qu’ils retournent de façon massive vers le papier.

Si l’on tient compte de cette évolution des pratiques, ne doit-on pas alors envisager complètement différemment l’organisation économique de la presse ? Donner la priorité à la circulation de l’information par la voie numérique (ordinateurs, téléphonie mobile, iPad, etc.) aboutit à réduire considérablement les coûts de ce secteur, et donc à le démocratiser – sans oublier les autres avantages d’internet, la réactivité, l’interactivité, la participation des experts et des citoyens blogueurs ou informateurs.

Selon un rapport de l’OCDE (« Evolution of news and the internet », juin 2010) les prix d’impression d’un journal quotidien représentent 28 % de son coût final, le prix de la distribution 24 %, et le prix de l’éditorial et de la création de contenu 24 % (l’exemple est tiré d’un quotidien allemand). Pour un quotidien autrichien, le rapport propose aussi une décomposition en termes d’emplois : 15 % pour l’éditorial et le contenu, 10 % pour collecter de la publicité et faire de la promotion, 45 % pour la production, 15 % pour l’administration et 15 % pour la distribution.

C’est clair : l’économie de la presse d’information sous sa forme imprimée est entraînée dans une spirale infernale. Ses lecteurs se réduisent en nombre et vieillissent, ses recettes diminuent et ne sont pas compensées à hauteur des pertes par la publicité vendue sur ses sites internet. Enfin, elle ne peut guère compter sur le renouvellement de son lectorat. Combien de temps pourra tenir cette économie sans révision déchirante ? Comme le suggère un article très argumenté de la London Review of Books de décembre 2010, la pente que prend cette économie semble irrésistible : la fin de l’imprimé. Et l’auteur ne voit qu’une seule issue permettant de garantir des moyens pour une presse de qualité, fleuron indispensable à la vie démocratique : accepter de payer un abonnement sur le net – paiement « invisible et transparent », évidemment d’un montant beaucoup plus faible que le paiement à l’acte pour chaque numéro, et offert sous forme de bouquet d’articles puisés dans différents quotidiens. Rappelant que les jeunes chérissent le gratuit, l’auteur suggère de parier sur le fait qu’en vieillissant, en devenant plus exigeants sur la qualité de l’information, ils puissent transiter du gratuit vers le low cost. Cette projection, finalement, est proche de celle proposée par les tenants d’une mutualisation des offres et des coûts pour les biens culturels, comme l’envisagent des penseurs de l’économie numérique. Elle s’apparente aussi à l’évolution suivie par la télévision numérique qui met à disposition du public de plus en plus de chaînes pour un coût orienté à la baisse. Dans l’univers du net, plus personne n’envisage de retourner aux prix anciens, et beaucoup de consommateurs accepteraient un péage modéré pour un nombre de services mutualisés. Le « juste prix » à fixer pour ce modèle de paiement à l’abonnement donnera sûrement l’occasion d’âpres discussions tant il doit intégrer de paramètres.

Les conséquences d’une telle mutation vers le low cost sont difficiles à évaluer car il s’agit d’un séisme de création/destruction en matière de valeur et d’emploi. Il s’agit aussi d’un changement des habitudes pour une partie des lecteurs, notamment les plus âgés. Mais quand être abonné à l’internet haut débit sera aussi banalisé qu’avoir la télévision, les conditions de ce renversement culturel seront réunies. Il faut le reconnaître : cette mutation donne le vertige et aucun des acteurs de la presse française n’est prêt à un tel plongeon dans l’inconnu. Aux États-Unis, quelques journaux l’ont fait. Mais, à terme, la presse quotidienne aura-t-elle seulement le choix de refuser cette évolution vers le tout numérique et le low cost – évolution qui est aussi en germe dans d’autres secteurs des industries culturelles ?