Coronavirus: petite géopolitique de l’IA edit

17 février 2020

Derrière la pandémie du coronavirus, sa visibilité médiatique, ses risques médicaux et ses conséquences économiques, apparaît de plus en plus clairement la dimension géopolitique de l’intelligence artificielle en santé.

La santé est environnementale, culturelle, mais également géopolitique. Elle dépend fondamentalement de facteurs environnementaux (l’air, l’eau, les sols, le bruit), elle est une représentation du monde (et le fruit d’inégalités sociales), mais elle s’inscrit aussi dans un champ de rivalités de puissances sur des territoires donnés.

L’IA, ou la troisième ère de la géopolitique de la santé

On peut, schématiquement, distinguer trois ères géopolitiques en matière de santé, qui se superposent plutôt qu’elles se succèdent, dans la mesure où elles font intervenir des échelles et des acteurs différents. La première ère correspond précisément à celle des pandémies : la circulation des virus se fait à dos d’homo sapiens, dans les caravelles des grandes découvertes ou au gré des circuits marchands. Aujourd’hui, la mondialisation des transports rend possible l’accélération de la diffusion des pandémies à l’échelle planétaire et à une très grande vitesse. La deuxième ère de la géopolitique de la santé est celle des organisations : organisations de santé, des hospices aux pharmacies ; organisations marchandes, avec les grandes entreprises pharmaceutiques, produit du développement de la chimie au XIXe siècle ; organisations internationales, des premières conférences sanitaires mondiales du milieu du XIXe siècle jusqu’aux grandes fondations philanthropiques.  

L’IA inaugure une troisième ère de la géopolitique de santé. Elle ouvre la possibilité d’un marché global pour de nouvelles solutions proposées, d’une capacité de prédiction accrue des évolutions sanitaires, ainsi que d’une révolution dans le pilotage des données de santé. Dans le cas du Coronavirus, c’est précisément la rencontre de ces très ères qui est en jeu : une pandémie moderne, cherchant une réponse dans les organisations de santé et les technologies d’intelligence artificielle.

Pandémie, gestion des populations et souveraineté

Les grandes pandémies (peste, grippe ou variole) ont eu des répercussions notables sur la puissance des Etats, leur manière de gouverner ainsi que sur les sociétés elles-mêmes. La peste noire (1347-1352) a eu des conséquences désastreuses pour la population européenne, emportant entre 30 et 50% de sa population, de même que la peste antonine (165-190) correspond à un affaiblissement de l’Empire romain.

La gestion des populations est une réponse aux risques de pandémies, sous forme de mise en quarantaine. La pratique de la quarantaine s’est imposée par le monde maritime : les décisions du Conseil de Raguse (XIVe siècle) ou de Venise (XVe s.) en fournissent les premiers témoignages. Elle n’est toutefois pas totalement efficace, si l’on en juge par le fait qu’en mêlant personnes asymptomatiques contagieuses et personnes saines, elle peut favoriser la diffusion du virus.

La quarantaine a fait l’objet du roman La peste d’Albert Camus, où l’on suit la chronique de l’isolement de la ville d’Oran. Si les chroniques de Wuhan, ville d’origine du coronavirus, restent à écrire, il faut observer que nous assistons à une tentative de mise en quarantaine de population de 12 millions d’habitants, d’une taille équivalente à l’Ile-de-France ou à la Belgique, au moment même du Nouvel An chinois, période de très grandes migrations internes.

En matière de gestion sanitaire, l’IA a son rôle à jouer, que ce soit en matière de contrôle des populations ou de pilotage des soins. A ce titre, elle constitue à la fois un enjeu de souveraineté, de préservation de systèmes politiques et de préférences sociales. En effet, le traitement de données de masse que permet l’IA devient un instrument de pouvoir, avec des risques inhérents concernant les données de santé, leur stockage et la possibilité pour des pays tiers de l’exploiter. A condition, toutefois, d’être en mesure de produire des données de qualité : en Afrique, seuls moins d’une dizaine de laboratoires peuvent détecter le coronavirus pour 1,2 milliards de personnes !

Capacité de l’Etat, entre autoritarisme numérique ou libertarianisme ?

La révolution numérique et l’IA sont l’un des champs de rivalités sino-américains. Face au plan américain de l’intelligence artificielle d’octobre 2016, la Chine a répondu avec son propre plan de développement international de l’IA en juillet 2017, dont l’ambition consiste à devenir la première puissance en 2025. Si l’IA appliquée au domaine militaire ou de sécurité intérieure attire l’attention et la suspicion des deux grandes puissances, comme le montre la polémique autour de Huawei et de la 5G, l’intelligence artificielle en santé n’est pas en reste dans cette rivalité.

L’enjeu, en matière sanitaire, a également trait à la contribution de l’IA à la capacité de l’Etat. Par capacité de l’Etat, on entend la connaissance et le traitement de l’information, ainsi que la faculté d’action. La première dimension suppose la transparence et la circulation de l’information, qui a été historiquement un point faible des régimes autoritaires, mais qui peut devenir un point fort pour des régimes autoritaires par le biais de l’avènement de l’IA, donnant accès à l’information sans égard pour les données personnelles des citoyens. Ainsi en est-il de la reconnaissance faciale, outil au service du contrôle des populations par le régime chinois ; cette technologie est d’ailleurs entravée par l’usage des masques de protection. Le cas du coronavirus montre que l’information n’est pas aussi transparente pour les autorités, puisqu’elles ont pris conscience tardivement de la situation, au point que le médecin lanceur d’alerte, Li Wenliang, est décédé par la maladie. Ce manque de transparence peut devenir un problème pour la capacité de l’Etat. En revanche, les autorités chinoises ont fait preuve d’une très grande capacité de construction rapide et à bas coût d’infrastructures : sous le contrôle militaire, un nouvel hôpital accueillant un millier de patients à ouvert en dix jours à peine sur le site de Huoshenshan (« montagne du Dieu du feu ») ! Une performance comparable avait déjà été réalisée à Pékin en 2003 lors de l’épidémie de SRAS, exceptionnelle dans sa réalisation.

Face à ce système cohérent et efficace dans la réalisation, malgré des insuffisances de communication publique dans la phase précoce de la pandémie, les critiques libertariennes se font jour, comme celles de l’économiste américain Tyler Cowen, de l’université George Mason. En substance, les critiques pointent le fait que le déclin de la confiance dans le gouvernement est corrélé à un appel à une plus grande intervention des pouvoirs publics. Dès lors, la crise du coronavirus amène ce courant à réfléchir en termes de « libertarianisme de la capacité de l’Etat », entre liberté économique et capacité d’intervention de l’Etat, et à proposer un modèle alternatif. Or, ce courant paraît beaucoup plus à l’aise avec le développement des crypto-monnaies que de l’IA, à la différence de la Chine qui, selon le milliardaire et gourou de la Tech Peter Thiel, « déteste les crypto-monnaies et adore l’IA »[1], héritage d’une économie centralisée. La Sillicon Valley, autant que le Pentagone ont donc bien des raisons de nourrir cette rivalité.

La géopolitique de l’IA en santé n’en est encore qu’à ses balbutiements, au gré du développement des usages de cette technologie, mais déjà s’exprime des préférences politiques divergentes à la lumière de la crise du coronavirus. D’autres acteurs seront amenés à se positionner. Les Européens confieront-ils, à l’instar du polar bioéthique S.A.R.R.A., une intelligence artificielle, de David Gruson, la gestion d’une crise pandémique à une intelligence artificielle ? La Russie, dont les recherches sur l’IA concernent les usages militaires, donnera-t-elle à ses institutions de force la gestion de ce type de menaces, particulièrement si des virus « revitalisés » émergent de la fonte du pergélisol russe en raison du dérèglement climatique ? Une chose est certaine : ce type de crise testera la volonté des Européens de faire prévaloir leurs propres préférences sociales ainsi que leurs capacités étatiques. Seront-ils prêts ?

 

[1] https://www.inc.com/sonya-mann/thiel-ai-cryptocurrency.html