Vers un bloc contre-populiste centre-européen? edit

Jan. 30, 2020

Depuis le milieu des années 2010, le groupe de Visegrad est passé de l'incarnation du libéralisme pro-Atlantique à une forme de laboratoire du populisme au pouvoir en Europe. Mais l’histoire continue. Et si l'Europe centrale expérimentait déjà une résistance sous forme d’un bloc contre-populiste?

Si l’on regarde les différents pays du groupe de Visegrad, on observe une forme de pessimisme quant à leur évolution politique, pessimisme qui s'est répandu depuis plusieurs années. Le paradigme de la transition démocratique faisait évoluer par étape les régimes autoritaires en démocratie émergente, puis en démocratie consolidée. Un désordre est apparu dans cette évolution, bousculant la dynamique historique imaginée dans les années 1990 dans le sillage de la chute des systèmes communistes en Europe.

Illibéralismes

Cette perturbation n’a rien d’uniforme. « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », écrivait Léon Tolstoï dans Anna Karénine. Similairement, les dynamiques illibérales sont toutes singulières.

Principal protagoniste de ce changement, Viktor Orban incarne à la perfection le passage du libéralisme politique et économique militant au populisme conservateur. L'ancien diplômé d’Oxford est devenu en août 2014 le théoricien du dépassement de l'État de droit par les valeurs traditionnelles hongroises. « L’orbanisation » (Sylvain Kahn) de l’Europe est désormais synonyme d’expansion du modèle de démocratie illibérale, alliant identité, souverainisme et pratiques érodant l’État de droit, construisant un nationalisme européen nouveau.

La Pologne n'est pas en reste : alors que le Programme civique incarnait une image dynamique de la Pologne en Europe, jouant le jeu des institutions, le PiS est régulièrement tancé par ces mêmes institutions européennes pour le manquement au respect des règles de l'État de droit. Ce fait est illustré par les attaques régulières contre la justice et les médias, faisant l’objet elles-mêmes de vigoureuses manifestations en Pologne.

La République tchèque, elle, se caractérise par une forme de cohabitation originale : le président Milos Zeman est un social-démocrate populiste anti-immigration, et plutôt pro-russe et pro-chinois. Son Premier ministre Andrej Babis vient plutôt du centre droit libéral et populiste, incarnant une forme de gouvernance affairiste en lien avec les institutions de force.

Enfin, autre configuration, la Slovaquie a élu en mars 2019 une présidente social-libérale européenne écologiste, Zuzana Caputova, mais dont le Premier ministre Peter Pelligrini appartient au mouvement SMER de Robert Fico, dont les critiques contre les politiques migratoires lui ont valu le titre d’ « Orban de gauche ». Fico, rappelons-le, avait été contraint à la démission suite à l’assassinat du journaliste Jan Kuciak en 2018.

Oppositions

Dans ce contexte, la signature par les maires des capitales des pays de Visegrad, tous élus d’opposition, ont signé en décembre dernier un « Pacte des villes libres », donné explicitement comme une réponse transnationale aux régimes nationaux populistes : « Ensemble nous sommes plus forts, nous avons plus de ressources et nous sommes bien mieux informés. Nous devons aussi faire cela pour prévenir toute nouvelle vague de populisme qui fournirait des réponses trop simples ou mauvaises à toutes ces questions complexes », expliquait ainsi Zdenek Hrib, le maire de Prague. Est-ce le début d'un bloc contre-populiste ou un simple effet d’annonce momentané et opportuniste ?

Le populisme est l’adversaire explicite de cette nouvelle alliance. Mais cet objet reste vague. Les caractéristiques du populisme ont fait l’objet de nombreuses définitions. Dans son dernier ouvrage (Le Siècle du populisme, 2020), par exemple, Pierre Rosanvallon y attache cinq caractéristiques : une conception du peuple unitaire ; une théorie de la démocratie, marquée par la préférence pour la démocratie directe et le rejet des corps intermédiaires ; une modalité de la représentation (mise en avant d’un homme-peuple) ; une politique et une philosophie de l’économie (approche souverainiste et soucieuse de la sécurité de la population) ; un régime de passions et d’émotions (création de récits conspirationnistes et dégagistes). Comme le remarquent Marc Lazar et Ilvo Diamanti dans Peuplecratie (2019), le peuple souverain est sacralisé, considéré comme homogène, bon, face à des élites sans racines nationales.

Face ces régimes divers, combinant de manière contradictoire rejet de toute politique et aspiration à une autre politique, comment l’opposition institutionnelle peut-elle se réorganiser ?

À cette question délicate, l’Alliance des villes libres apporte un certain nombre de réponses, dont certaines sont négatives. Elle ne constitue pas, par exemple, un parti. Plus largement elle n’est pas une tentative de remettre au goût du jour des cultures politiques et des partis traditionnels, qui paraissent bousculés par les nouveaux venus populistes, en dépit d’un rattrapage économique sans équivalent dans l’histoire ces trois dernières décennies et d’une espérance de vie qui a nettement augmenté dans le même temps (6 à 8 ans).

Mais par-delà la différence des contextes, les signataires se ressemblent fortement sur certains points. Il faut tout d'abord observer que les maires de Budapest (Gergely Karacsony), Varsovie (Rafal Trzaskowski), Prague (Zdenek Hrib) et Bratislava (Matus Vallo) appartiennent à une même génération :  tous les quatre sont nés entre 1972 et 1981.

Ensuite, il y a la question des valeurs fondamentales. Dans leur Pacte, ils se revendiquent conjointement d'un certain nombre de valeurs : la liberté, la dignité, la démocratie, l'égalité, l'État de droit, la justice sociale, la tolérance et la diversité culturelle.

Des nuances existent, du fait des particularités des contextes nationaux et locaux, fait d’alternances et de préférences politiques. À Varsovie, le nouveau maire a pris la suite d’Hannah Gronkiewicz-Waltz, du Programme civique également. Rares sont d’ailleurs les maires populistes d’une métropole, puisqu’aucune des dix plus grandes villes polonaises n’est dirigée par un représentant du PiS. Par contraste, le maire de Budapest est arrivé au pouvoir en octobre 2019 suite à une alternance avec Ivan Tarlos, un septuagénaire du Fidesz à la tête de la ville entre 2010 et 2019. De même, le maire de Prague est arrivé après le mandat d’Adriana Krnacova, membre du parti populiste de Babis. De même que leurs situations politiques, leurs tendances sont différentes : alliance du centre gauche écologiste (Budapest, avec, de manière ambigüe, un soutien nationaliste du Jobbik), de centre droit (Plateforme civique), et des mouvements moins classables, allant des pirates (Prague) aux indépendants (Bratislava). 

Les pouvoirs locaux sont souvent considérés comme des garants de la démocratie, plus encore aujourd’hui, dans une volonté de ré-enracinement citoyen face aux bouleversements sociaux, environnementaux et technologiques. Le Conseil de l’Europe a d’ailleurs construit une partie de sa renommée sur l’efficacité du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux. Faut-il voir dans ce Pacte le fer de lance d’un nouveau « bloc contre-populiste », se confrontant aux populistes au pouvoir, dans une logique « bloc contre bloc » (Jérôme Sainte-Marie) ?

Le bloc populiste étant au pouvoir au niveau national, la résistance démocratique ne peut venir qu’au niveau local, comme le socialisme municipal en France a précédé l’arrivée au pouvoir au niveau national. La comparaison municipale avec la France n’est pas illégitime : en effet, si la France est connue pour son grand nombre de communes, le nombre d’habitants par commune (1763) y est en 2013 comparable à celui de la République tchèque (1679) et de la Slovaquie (1797), ce chiffre étant supérieur en Hongrie (3141) et plus encore en Pologne (15541). Notons que les critiques des institutions européennes concernent plus directement ces deux derniers pays.

L’argument du contre-pouvoir local face au bloc populiste est séduisant, mais on peut aussi  supposer que les capitales qui ont signé le pacte et, au-delà, les grandes villes qui ont été perdues par les blocs populistes (le Fidez en a perdu six octobre dernier) pourraient apparaître comme le « syndicat des villes gagnantes » de la mondialisation, dans des contextes nationaux de polarisation entre des centres urbains mondialisés et des territoires périphériques.

Enfin, comme l’ont noté certains observateurs, cette démarche n’est d’ailleurs pas tout à fait désintéressée dans la mesure où cette coalition des capitales vise à obtenir plus facilement des fonds en provenance de Bruxelles, contournant les contraintes financières de leurs gouvernements. Si les capitales peuvent constituer un socle d’un bloc contre-populiste, en Europe centrale comme ailleurs en Europe, le vrai défi pour élargir celui-ci consiste à repenser les services publics ainsi que la limite de la démocratie électorale.