Sarkozy : premier bilan à froid edit

4 février 2008

Durant la campagne, Nicolas Sarkozy a articulé un programme d'une densité inhabituelle. Pas un pan de la vie des Français n'a été oublié, les propositions étaient audacieuses et, en général, bonnes. La rupture a été plébiscitée. Arrivé à l'Elysée, Sarkozy martèle les mêmes thèmes, entame son programme mais, comme on aurait pu s'y attendre, nombre de ses projets semblent absorbés par les sables mouvants de la politique. La méthode qui consiste à ouvrir simultanément une multitude de fronts commence à montrer ses limites.

En principe, c'est une bonne idée. Parce que chaque réforme utile remet en cause des positions acquises, souvent de longue date, elle génère l'hostilité des personnes qui en font les frais. L'avantage de faire appel en même temps au sens civique de chaque Français pour demander un petit bout de sacrifice pour le bien-être collectif est qu'il est possible de dénoncer les résistances éventuelles comme autant d'égoïsmes responsables du déclin, autre thème martelé durant la campagne. On pense à Churchill qui promettait du sang et des larmes pour sauver la patrie. Avec beaucoup de pédagogie, dans la foulée de l'élection et de la légitimité qui l'accompagne, c'était jouable. Mais, bien sûr, le risque a toujours été que ne se constitue un large front du refus, une alliance contre-nature des notaires, des fonctionnaires, et des hypermarchés.

La méthode a buté sur cinq difficultés. Tout d'abord, ce n'est pas le sens civique qui a été au rendez-vous, mais le cynisme. Cynisme des cheminots qui n'ont même pas essayé d'utiliser l'argument, éculé il est vrai, de la sécurité des passager ou de la qualité du service public pour défendre leurs privilèges. Cynisme des avocats qui veulent défendre le fromage des divorces. Cynisme des juges qui veulent maintenir leur statut de notables de province. La liste est longue.

Ensuite, Nicolas Sarkozy s'est laissé enfermer dans un calendrier trop long. Après le feu d'artifice des premières semaines (loi TEPA, autonomie des universités, carte scolaire, assouplissement des 35 heures, fusion ANPE-UNEDIC) on est entré dans une longue phase de gestation. La réforme des régimes spéciaux a semblé relancer le mouvement, d'autant que le gouvernement a gagné sa grève symbolique, mais la suite n'est pas arrivée.

Troisième déception, les annonces de réformes portaient bien la marque de la rupture, mais leur mise en œuvre rappelle fortement les bonnes vieilles négociations. Face aux résistances des étudiants on a écarté la sélection. La réforme des régimes spéciaux de retraite a été maintenue dans son principe, mais répartie sur un temps bien long. Après deux tentatives partielles, les 35 heures sont moribondes mais bougent encore. A chaque fois, le gouvernement a mis la main dans l'escarcelle pour conclure des négociations pénibles.

Il y a aussi la méthode de la sous-traitance des réformes. Commissions Balladur, Attali ou Pochard, Grenelle de l'environnement, négociations syndicats-patronats sur le contrat de travail, et bien d'autres enceintes ont été chargé de proposer les " réformes que nous ferons ". Cela semblait une bonne idée. Si les parties concernées se mettent d'accord sur des réformes, elles seront politiquement faciles à mettre en œuvre. Oui, mais comme ces cénacles sont constitués autour des groupes de pression qui ont su si efficacement bloquer toutes les réformes depuis trente ans, la plupart des propositions qui en sortent ne sont qu'une pâle copie des lettres de mission.

Enfin, l'approche tous azimuts se révèle dangereuse, non pas à cause de l'émergence d'un front du refus qui n'existe pas, du moins pas encore, mais parce qu'elle conduit à la dispersion des efforts et au gommage des priorités. Nicolas Sarkozy est convaincu qu'il y a beaucoup à faire et que trop de temps a été perdu. Il a raison, mais cela signifie qu'il faut commencer, en début de mandat, par le plus important, qui est souvent le plus difficile, et conduire des réformes entières.

Or, qu'avons-nous vu ? Prenons l'exemple des 35 heures. La loi TEPA avance dans cette direction mais on s'est alors aperçu de la différence perverse entre grandes et petites entreprises, et donc ce qui est sorti des tuyaux permet effectivement de travailler plus pour gagner plus dans les grandes, pas dans les petites entreprises. On a alors remis l'affaire en chantier en offrant aux salariés de racheter les RTT non utilisées. Très bien, mais parce qu'on n'a pas voulu remettre en cause le barème des heures supplémentaires, on rend ce rachat couteux pour les entreprises, et donc on limite la portée de la mesure. Tout ça parce le gouvernement ne croit pas pouvoir s'attaquer de front au principe de la durée du travail, ce qui aurait pu être une réforme fondamentale et fondatrice. En parallèle, on a demandé au patronat et aux syndicats de négocier un nouveau contrat de travail. Comme prévu, ils se sont mis d'accord sur une réforme a minima, qui bien sûr ne touche pas à la durée du travail.

Rien n'indique qu'une correction est en vue. Certes, le tant attendu Rapport Attali, parfois présenté comme iconoclaste, est à la fois excitant et décourageant. Le catalogue de mesures proposées couvre une bonne partie des maux dont souffre la France. Si tout devait être mis en œuvre, nul doute que ce serait la fin du déclin. Mais trop de propositions sont mélangées, certaines sont anecdotiques, d'autres franchement humoristiques, et on risque d'oublier les quelques idées fortes qu'il contient. Sans parler de ce qu'il a laissé de côté pour ne pas fâcher tel ou tel de ses membres. Son détricotage a démarré et on peut faire confiance aux lobbies pour raboter les aspérités les plus intéressantes. L'accord syndicats-patronat, lui aussi bien long à sortir des tuyaux, est loin des ambitions de la campagne. Il enferme Sarkozy qui ne peut plus aller plus loin.

Une autre méthode consisterait à hiérarchiser les réformes, à commencer par les plus importantes et à se donner les moyens de les réussir. Il s'agit alors de faire la double preuve de la détermination à réformer et de l'utilité des réformes, pour pouvoir ensuite avancer pas à pas sur un front toujours plus large. Quand tout dépend de tout, quand chaque réforme doit être négociée, ce qui implique des retraits tactiques et donc des ambitions tronquées à l'arrivée, et quand il est politiquement impossible de tout faire d'un coup, la seule solution est de distinguer l'essentiel de l'accessoire.

Mais comment convaincre ceux qui feront les frais des mesures jugées prioritaires ? Là encore, la méthode doit être repensée. Prenons l'exemple symbolique des taxis. Face à la pénurie, ouvrir le marché est un objectif de bon sens. Le problème c'est que cela reviendrait à volatiliser la valeur des plaques, le droit d'entrée que les chauffeurs doivent verser et pour lequel beaucoup de sont endettés pour des années. On comprend leur réaction de panique. Si la réforme est mise en œuvre, il va falloir négocier des compensations. Pourquoi la Commission Attali n'a-t-elle pas proposé d'entrée ces compensations ? C'est si simple de racheter toutes les plaques, et c'est tout à fait acceptable pour les chauffeurs. Il paraît que ce ne serait pas légal. Mais à quoi sert un gouvernement, sinon à changer les lois ?

L'essentiel, en France aujourd'hui, c'est le chômage. En plus de la fin des 35 heures, c'est le seul moyen de " travailler plus pour gagner plus ", ce que les Français attendent avec de plus en plus d'impatience. La Commission Attali veut ramener le taux de chômage de la France au niveau des autres pays européens, en gros le réduire de moitié. Elle a raison et c'est possible. Mais qui peut penser qu'il faille pour cela supprimer les départements, construire des " Ecopolis " et s'assurer de l'accès de tous à l'Internet ? Pour baisser le chômage durablement et de manière très substantielle, il faut réformer le marché du travail. Bien sûr, l'éducation, la recherche, la mobilité des travailleurs et plein d'autres choses permettront d'améliorer la situation, mais à la marge. Le cœur du sujet, c'est le contrat de travail et le traitement du chômage.

Il reste peu de temps au gouvernement pour identifier le chômage comme sa priorité absolue et y consacrer tout son capital politique, au lieu de se disséminer sur une kyrielle de mesures qui sont toutes utiles, mais dont l'addition n'est pas à la hauteur des ambitions annoncées. Cela suppose une réforme du marché du travail qui aille au-delà des accords syndicats-patronat et des propositions de la Commission Attali. Cela suppose aussi et surtout l'offre de compensations aux personnes qui auraient à subir les conséquences de la réforme. Si, durant son mandat, Nicolas Sarkozy n'aura réussi que cette réforme, mais elle doit être complète, il rentrera dans les livres d'histoire comme le président qui a amorcé le redressement du pays. Sinon, comme ses prédécesseurs, il laissera le souvenir de quelques avancées glorieuses, mais le déclin de la France se poursuivra inexorablement.