Europe : la Constitution n'est ni le problème ni la solution edit

22 janvier 2007

L'Europe politique repose sur un partage des tâches par lequel les Etats attribuent à l'Europe la responsabilité de la modernisation économique tout en se réservant les politiques de solidarité sociale, élément essentiel de la cohésion nationale. Or les chocs référendaires semblent indiquer que les bases politiques qui sous-tendent ce système se sont réduites. Plutôt que de se relancer le débat sur la Constitution, la question est aujourd’hui de rapprocher l'Europe de ses citoyens. Cela exige la définition d'une voie permettant d'afficher ses ambitions en matière sociale et de montrer qu’elle n'entend pas éroder les systèmes nationaux de protection.

Si des réformes sont nécessaires, passent-elles par une relance du processus constitutionnel ? Dans un discours prononcé à Bruxelles en septembre 2006, Nicolas Sarkozy a esquissé les contours de sa réponse à ces questions : un mini-traité, reprenant l’essentiel des dispositions institutionnelles du projet de constitution, et qui serait ratifié par la voie parlementaire ; il serait ensuite suivi d’une négociation plus ouverte sur les objectifs de la construction européenne.

La faisabilité de ce schéma a été contestée: un « mini-traité » de ce genre finirait vite par reprendre les deux tiers du traité constitutionnel et il deviendrait alors difficile d’expliquer pourquoi l’on fait adopter par le parlement des dispositions qui ont été rejetées par le peuple. Mais l’essentiel est ailleurs : serait-ce là une réponse adéquate aux préoccupations exprimées par les électeurs au cours des débats de ratification ?

Cela n’a rien d’évident. La constitution s’efforçait surtout de mettre de l’ordre dans l’édifice institutionnel existant. Sans doute son entrée en vigueur permettrait-elle d’avoir une Europe (un peu) plus claire, plus lisible et plus efficace. En revanche, elle ne comportait pas d’avancée majeure sur les thèmes les plus proches des préoccupations des citoyens ; on lui en a assez fait grief. En dépit de timides avancées, elle ne contient pas non plus de réponse décisive sur la façon de répondre aux défis qui ont émergé depuis, comme l’approvisionnement énergétique ou les changements climatiques. De surcroît, pour avoir un texte unique, on a voulu « constitutionnaliser » les dispositions relatives aux politiques. Cela a déclenché un débat théologique sur la nature de l’Union européenne, dans lequel bien des éléments des compromis antérieurs ont été remis en cause. En somme, l’âpreté du débat référendaire a été en large mesure la conséquence de l'ambition « constitutionnelle » du projet.

Dans ces conditions, il est difficile de penser qu’en s’acharnant à remettre celui-ci sur les rails, on pourra rapprocher l’Europe de ses citoyens. La constitution n’est ni le problème, ni la solution. A n’en pas douter, la boîte à outils qu’elle contient pourrait inspirer bien des réformes à venir. Mais il est douteux que les problèmes qui ont joué un rôle central dans l’échec du projet trouvent une réponse dans une relance qui ne s’attacherait qu’au volet institutionnel.

Rapprocher l’Europe des citoyens n’est pas seulement affaire de procédures : il faut aussi leur montrer qu’elle peut apporter des réponses concrètes à leurs préoccupations. Pour cela, les références incantatoires à une « Europe des projets » que l’on entend depuis le référendum ne suffiront pas.

Un des problèmes les plus aigus tient au fait qu’une partie importante de la population considère que son existence est plus précaire que par le passé. L’instabilité du niveau de vie, les mutations sociales de la société, la peur de la dégradation de l’environnement figurent au premier rang des préoccupations de l’opinion. Si celle-ci a l'impression que l'intégration conduit à une réduction de son niveau de sécurité, elle imposera aux gouvernements des mesures radicales, sans se soucier des exigences européennes.

Pour éviter ce scénario-catastrophe, l’Union ne peut pas simplement se contenter d’être l’instrument d’une ouverture vers le grand large. Elle doit au contraire afficher clairement son ambition de constituer un espace au sein duquel il sera répondu aux multiples attentes de ses citoyens. Cela ne sera possible que si elle-même fait de la lutte contre les multiples formes d’insécurité, dans des domaines aussi divers que la lutte contre l’exclusion sociale, la protection de l’environnement ou la santé publique, un objectif central de ses activités.

Cette thématique de la sécurité ne se décline pas de la même façon au niveau européen qu’au niveau national. Il ne s’agit pas ici de maintien de l’ordre, mais plutôt de permettre aux citoyens de mener une existence décente. Un degré de protection élevé n’implique pas nécessairement une centralisation de toute prise de décision : n’étant pas un Etat, l’Union ne doit pas donner l’impression de vouloir se substituer à ceux-ci dans certaines de leurs fonctions essentielles. Dans certains cas, la priorité accordée aux considérations de sécurité implique que, dans les domaines qui restent aux mains des Etats, on accepte comme le fait d’ailleurs le Traité de Rome des dérogations aux principes généraux de libre circulation ou de concurrence. Dans d’autres, la sécurité des citoyens passera par un renforcement des moyens d’action de l’Union. Qu’il s’agisse de réglementer la production de produits chimiques ou de lutter contre les épidémies, ce n’est bien souvent qu’en agissant au niveau européen que les exigences parfois contradictoires de protection et de libre circulation peuvent être réconciliées.

La situation sur le front de l’insécurité sociale est particulièrement complexe, car il est difficile de s’entendre à la quasi-unanimité sur le partage de la richesse. La faiblesse des liens qui unissent les peuples européens et l’étroitesse des marges de manœuvre budgétaires s’opposent à la mise en place de programmes de solidarité de grande ampleur à l’échelle européenne. L’hétérogénéité des modèles sociaux freine toute velléité d’harmonisation. Et pourtant, l’Europe ne peut plus se contenter d’être le formidable levier de modernisation qu’elle a été pour tant de pays depuis le début.

Le système actuel repose sur un partage des tâches par lequel les Etats attribuent à l’Europe la responsabilité de la modernisation économique (quitte à ne pas respecter leurs engagements par la suite, comme le montre l’insuccès relatif de la stratégie de Lisbonne), tout en se réservant pour l’essentiel les politiques de solidarité sociale, élément essentiel de la cohésion nationale. Or les chocs référendaires semblent indiquer que les bases politiques qui sous-tendent ce système se sont réduites. La modernisation n’est pas un processus neutre ; elle produit des gagnants et des perdants. Expliquer qu’à terme le bien-être collectif s’accroîtra ne suffit pas : il faut s’intéresser au destin de ceux pour qui la modernisation comporte d’abord des coûts, faute de quoi l’espoir d’un large consensus sur la construction européenne devra être rangé au magasin des accessoires démodés. A l’inverse, renationaliser complètement la protection sociale et la « sanctuariser » contre toute interférence indésirable du niveau européen, comme on l’a parfois entendu proposer au cours de la campagne référendaire, faciliterait le développement de stratégies protectionnistes dangereuses pour le bien-être économique des pays européens.

Il est donc nécessaire de définir les contours d’une voie médiane, permettant à la fois de montrer que l’Europe n’entend pas éroder les systèmes nationaux de protection et d’afficher ses ambitions en matière sociale. Projet ambitieux ? Assurément ! Difficile à mener à bien à 27 ? Sans doute. Mais un projet de cette nature, même s’il ne réunissait au départ qu’un nombre réduit de pays, serait plus porteur d’espoir qu’une hypothétique relance du débat sur le traité constitutionnel.