«L’État profond», entre complot et sociologie edit

30 octobre 2019

En utilisant à deux reprises le terme d’ « État profond » lors d’une conférence de presse le 21 août dernier, le président Macron a utilisé un registre rarement usité jusque-là – tout juste avait-il mis en cause l’administration au moment de la crise des Gilets jaunes, au sujet de la lenteur de l’exécution des réformes. Il a précisé sa pensée lors de la conférence des Ambassadeurs, quelques jours plus tard, affirmant : « Nous avons aussi un État profond. Certains peuvent être tentés de laisser parler et de ne pas en tenir compte. Je vous déconseille cela. Notamment sur la Russie. Nous ne devons pas la pousser loin de l’Europe ».

Que faut-il entendre par ce terme ? Il semble directement emprunté au vocabulaire politique américain, où Donald Trump l’utilise depuis son élection, sous l’influence de Steve Bannon et Alex Jones. Il désigne les adversaires internes à Washington, et permet de contrer l’argument de la « collusion » entre Donald Trump et la Russie lors de l’élection présidentielle de 2016, défendu par les services de renseignement, les grands médias et les Démocrates. Concept véhiculé par la « droite alternative » (alt-right), il paraît surtout, par son contour mal défini, un adversaire à géométrie variable, en l’occurrence défendant un « politiquement correct » mondialiste. Cette rhétorique porte : au printemps 2018, un sondage de Monmouth montrait que 37% des répondants avaient entendu parler de l’État profond. Quand on leur a demandé si « un groupe de personnes au pouvoir non élus et d’officiers militaires manipulaient secrètement ou directement la politique nationale », près des trois quarts des répondants répondaient par l’affirmative.

La dénonciation de l’ « État profond » est pourtant d’abord venue non des conseillers de Donald Trump mais bien de la gauche américaine. En effet, le président Roosevelt a eu maille à partir avec un « État profond » qui unissait des organisations au sein de l’État avec des grandes fortunes opposées à son programme ; les tensions récurrentes au cours des années 1930 avec la Cour Suprême en sont l’illustration. Lors de son discours à la convention démocrate du 27 juillet 1936, de nouveau candidat à la présidentielle, il fustige les « royalistes économiques » qui auraient dû quitter le pays en 1776 et tentent de limiter l’exercice de ses réformes. Par la suite, les journalistes David Wise et Thomas Ross ont commencé leur ouvrage The Invisible Government (1964) sur les opérations couvertes de la CIA par les mots suivants : « Il y a deux États (governments) aux États-Unis aujourd’hui. L’un est visible. L’autre est invisible. » Il convient également de rappeler que Peter Dale Scott, professeur de littérature à Berkeley, avance dans son ouvrage The War Conspiracy (1972), que la guerre au Vietnam était le fruit de l’activisme des services secrets. À différentes occasions, l’hypothèse d’une confusion entre le gouvernement, le crime organisé et les grandes fortunes est revenue. De l’assassinat de Kennedy au 11-Septembre, les fruits des politiques de l’État profond seraient nombreux.

Le terme n’est pas une spécialité américaine, puisqu’on le retrouve en Turquie, où le concept est utilisé pour montrer les résistances du kémalisme à l’islamisation de la société turque, sous l’influence de son pouvoir politique. L’incident de Susurluk, en novembre 1996, révèle au grand jour la confusion entre politique, police et mafia d’extrême-droite. Le scandale Ergenekon, et plus récemment le coup d’État de juillet 2016 ont fait renaître les interrogations sur l’État profond en Turquie. Il a également parfois été employé pour décrire le coup d’État militaire grec pendant la Guerre froide ou plus récemment pour le renversement du président égyptien Morsi par l’Armée.

S’agissant d’Emmanuel Macron, analyser l’utilisation de ce terme sous l’angle « kémaliste » ou « trumpiste » semble pourtant avoir un pouvoir d’explication limité. Dans son utilisation trumpiste, le concept d’État profond constitue, au niveau rhétorique, une arme efficace de l’anti-politiquement correct, pointant une résistance des élites administratives aux aspirations populaires. Faut-il vraiment, du reste, y voir une pensée complotiste ? Tout d’abord des complots au sein de l’État ont pu et peuvent exister : les services de renseignement ont besoin de secrets, de protection des sources et de méthodes. Et sans même parler de complots, chaque ministère possède sa propre « culture », ses orientations traditionnelles, qui entrent parfois en contradiction avec la volonté du gouvernement. Dans le cas du quai d’Orsay, il est vrai que cette culture embrasse des domaines appartenant au cœur du régalien.

Dans son utilisation du terme, Emmanuel Macron fait référence aux obstacles existant dans sa politique de rapprochement avec la Russie. Le rapprochement en cours se heurte-t-il à une volonté de blocage d’une partie de l’administration ? Il est vrai que la Russie polarise véritablement différents services de l’administration, des Armées aux Affaires étrangères. L’existence d’un « État profond » peut constituer un obstacle, ou en tout cas un frein au rapprochement en cours. Mais si c’est le cas on notera que les élites administratives en question ne sont pas isolées dans la défense d’un agenda qui leur serait propre. Une large partie des milieux intellectuels, partisans des droits de l’homme comme néo-conservateurs, insistent eux aussi sur la menace que représente la Russie pour les Européens et l’ordre international. Et la politique étrangère du président est, en la matière, elle-même sujette à des variations – ou au syndrome du « et en même temps ». Si Vladimir Poutine a été le premier président étranger invité en France, au moment de l’exposition de Versailles consacrée au 300e anniversaire de la visite de Pierre le Grand, Emmanuel Macron ne s’est pas moins joint aux critiques françaises et européennes à diverses reprises, de l’affaire Skripal aux soupçons d’ingérence. Il a reconduit les sanctions européennes, même si, alors ministre de l’Économie, il avait émis l’hypothèse d’un abandon des sanctions en 2016. Il est généralement à l’écoute des milieux économiques, soucieux de renouer avec la Russie, mais s’avère hostile à Nord Stream 2, dont Engie se trouve partie prenante. Les freins au rapprochement sont aussi des décisions passées, des politiques publiques dont le cours ne peut s’inverser aussi vite que ne le fait la décision politique. On pourrait émettre l’hypothèse de simples dysfonctionnements.

Au-delà de la fluidité politique du macronisme et de ses difficultés occasionnelles avec un appareil d’État plus rigide, il faut d’abord observer que l’État profond n’est qu’un des concepts qui sont apparus autour des métamorphoses de l’État et de l’action publique. Par contraste à une approche fondée sur le soupçon, on pourrait considérer le concept d’État profond sous le prisme de la question de l’autonomie de l’État, vis-à-vis du pouvoir politique, du peuple (opposé aux élites), des forces économiques ou de toute autre source de pouvoir. C’est par là même reconnaître le rôle central de l’État dans la structuration et la régulation des sociétés européennes, comme le montrent les travaux de Norbert Elias ou de la sociologie historique comparée de Charles Tilly. 

Dans cette perspective, qu’est-ce que l’État profond ? C’est la reconnaissance du fait que l’administration n’est pas nécessairement un ensemble unitaire et cohérent, tel que l’approche wébérienne nous conduit à la décrire. Elle peut être suffisamment autonome et capable de réaliser les objectifs de ses dirigeants.

Il n’y a pas d’État profond sous le féodalisme, où d’autres systèmes de régulation s’appliquent : on y voyait davantage de résistance à l’État que dans l’État. Les théories du choix rationnel appliquent une grille de lecture faite de stratégie de coopération, de maximisation de l’intérêt ou de l’affrontement dans les relations entre gouvernants et gouvernés. Ces approches sont aujourd’hui largement contestées par d’autres qui tempèrent la rationalité avancée par l’existence de biais cognitifs qui sont au fondement de nombreuses décisions.

L’État profond n’est alors peut-être pas un ensemble constitué et agissant de manière concertée contre les décisions présidentielles : l’expression peut désigner un manque d’entrain d’une administration peut s’expliquer par une forme d’autonomie de groupes d’élites de politiques publiques qui, s’inscrivant dans le temps long, peuvent disposer d’une marge d’action plus large dans un champ comme celui de la politique étrangère, vis-à-vis de régions comme l’Afrique ou le Moyen-Orient.

Au fond, la discussion autour de l’État profond renvoie à un paradoxe : ce concept est une arme de prédilection de l’anti-intellectualisme, dénonçant la collusion du savoir et du pouvoir, mais on ne peut en faire une analyse conséquente sans un recours aux sciences sociales que la pensée complotiste prétend dénoncer. Sans une analyse des dynamiques d’étatisation et de sociologie historique, sans un travail incessant d’analyse des recompositions de règles, de pratiques, d’usages et d’acteurs, l’anathème contre l’État profond risque de demeurer une simple facilité de langage, permettant au décideur d’expliquer le manque d’effet pour certaines de ses politiques.