Les vicissitudes de l’unanimité en Europe. Le cas wallon edit

16 novembre 2016

Pendant quelques jours, la Wallonie, cette « micro-région » (selon les termes utilisés par le commissaire Oettinger : « une micro-région dirigée par des communistes qui bloque l’Europe »), a fait beaucoup parler d’elle dans les bulletins d’information de la planète, ses représentants politiques ayant osé dire « non » au traité CETA tel qu’il était présenté au vote des assemblées parlementaires nationales et, le cas échéant, infranationales. La Wallonie est mal connue comme en témoigne la sortie du commissaire. Elle n’est pourtant pas aussi « micro » que cela : elle compte en effet, en 2016, 3,6 millions d’habitants. Par ailleurs, les médias ont rarement mentionné le fait, qu’en Belgique, la Wallonie n’était pas la seule entité parlementaire ayant refusé que le traité comme tel soit soumis à ratification. D’autres entités avaient aussi leur avis à donner. Il s’agit de la Région de Bruxelles-Capitale, de la Communauté française, aujourd’hui rebaptisée « Fédération Wallonie-Bruxelles », et de la « COCOF » (Commission Communautaire française compétente pour les francophones habitant Bruxelles. En tenant compte de toutes les populations concernées, on aboutit à 4,3 millions de citoyens. Ce chiffre global dépasse les effectifs de plusieurs pays européens et se situe à peu près au même niveau que l’Irlande ou la Croatie.

D’où provient cette effloraison d’assemblées parlementaires ? Elles sont issues de la transformation de l’Etat unitaire belge en un Etat fédéral qui a constitué deux types de pouvoirs fédérés : les Communautés et les Régions, les premières correspondant aux souhaits des Flamands, qui ont rapidement fusionné les deux, et les secondes à ceux des Wallons et des Bruxellois francophones. Il y a trois Communautés, française, flamande et germanophone, et trois Régions, Wallonie, Flandre et Bruxelles-Capitale. Chacune de ces entités dispose d’un pouvoir exécutif et d’un pouvoir législatif. Dans certains domaines, les compétences sont tellement larges qu’on se rapproche du confédéralisme, comme en témoigne le fait qu’il n’y a pas de hiérarchie des normes entre les entités fédérale et fédérées. Cette réforme de l’Etat était censée pacifier un conflit perdurant entre Flamands et francophones, les premiers voulant sans cesse plus d’autonomie pour la Flandre, les seconds se contentant d’un fédéralisme limité. Il en a résulté un système extraordinairement complexe, toujours en mouvement, avec des secteurs très autonomes et d’autres encore très unitaires, avec des modifications constantes qui rendent souvent aléatoire la sécurité juridique. Mais c’est un système qui a permis d’éviter la violence qui accompagne souvent les relations conflictuelles inter-ethniques.

Politiquement, les deux principales Régions ont des profils très différents. La Flandre a connu longtemps la domination d’un puissant parti chrétien, les partis libéraux et socialistes suivant à bonne distance, tandis que des partis nationalistes divers, en général très marqués à droite, connaissaient des scores variables. Un parti vert s’est aussi implanté, mais avec un impact électoral assez limité. Après une période marquée par le déclin du parti chrétien et l’égalisation du poids des principaux partis, les rapports de pouvoir entre partis allaient cependant se modifier considérablement avec l’irruption récente d’un nouveau parti nationaliste, républicain indépendantiste et très libéral sur le plan économique (NV-A pour « Nouvelle Alliance Politique flamande ») qui devenait à une vitesse fulgurante le premier parti de Flandre et donc de Belgique (32,4% en Flandre aux élections de 2014, et près du double des voix du second parti flamand, le parti chrétien (CD&V). La Wallonie, quant à elle, a connu un parti dominant, le parti socialiste, qui a dominé presque sans discontinuer la scène politique depuis la Seconde Guerre mondiale (réalisant encore 32% en Wallonie en 2014). Il s’agit d’un parti social-démocrate, à forte base populaire, et à vocation gouvernementale. Derrière, s’est profilé un parti libéral plutôt social (25,8% en Wallonie), un parti d’origine chrétienne rebaptisé « humaniste » et un parti écologiste (tout les deux actuellement à une dizaine de points des libéraux). Depuis peu, un parti d’extrême gauche, le PTB (Parti du Travail de Belgique) a connu un réel succès (5,5% en Wallonie en 2014, mais taxé aujourd’hui par les sondages de 10,4% qui en ferait le troisième parti en Wallonie derrière les socialistes et les libéraux). Parti se réclamant du marxisme, il s’est focalisé sur la critique du parti socialiste taxé d’un trop grand conservatisme participationniste. C’est une situation nouvelle pour le PS qui n’était pas habitué à se faire déborder par sa gauche. Mais, de toute façon, le PTB est loin de diriger la Wallonie comme l’affirme le commissaire Oettinger !

La législature belge actuelle est marquée par une « trêve communautaire », le temps de mettre sur pied les réformes décidées sous le précédent gouvernement. En même temps, la NV-A est entrée au gouvernement fédéral composé de la NV-A et des libéraux flamands et francophones – un gouvernement majoritairement flamand et penchant à droite. Pour compenser cette minorisation des francophones, le poste de Premier ministre a été accordé à un Wallon, Charles Michel. Au niveau de la Région wallonne, la coalition est composée des socialistes et des humanistes, orientée au centre-gauche. Comme on le constate, cette structure de pouvoir fait coïncider le clivage entre majorité et opposition au fédéral et le clivage entre le gouvernement fédéral et le gouvernement wallon. Dans cette configuration, le PS a opté pour une opposition dure au niveau fédéral.

C’est dans ce contexte que la question de la signature par la Belgique du traité CETA s’est posée. La signature devait provenir du pouvoir fédéral, ce qui supposait que les pouvoirs fédérés acceptent une délégation. Du côté fédéral et du côté de la Flandre, la signature du traité ne faisait pas de problème, mais la surprise fut grande de réaliser que les autres entités ne suivaient pas la même voie. Que s’est-il passé ? Les Wallons (et les autres entités concernées à dominante francophone) ont réclamé des garanties quant à certaines modalités d’application du traité – un souci qui était d’ailleurs présent dans d’autres pays, garanties dont ils faisaient un préalable à la signature même si celle-ci devait être retardée. Cette décision wallonne allait créer un vif mécontentement du côté flamand et des réunions d’un comité de concertation entre les pouvoirs régionaux du Nord et du Sud n’allaient pas donner de résultats. Pour le leader de la NVA : « Le PS qui a été 25 ans au pouvoir et n’a pas eu peur de bloquer le niveau belge utilise maintenant son pouvoir en Wallonie pour encore bloquer. La seule conclusion est que les deux démocraties doivent suivre des voies séparées »…

Pourquoi cette opposition entre la Wallonie et la Flandre sur la signature du Traité ? Il y a plusieurs niveaux d’explication. Une dimension idéologique est certainement présente : certaines valeurs de gauche (maintien du rôle des services publics, normes sociales et environnementales, refus de la privatisation des juridictions arbitrales) sont plus ancrées au Sud du pays. Mais, comme dans toutes les opérations politiques, les calculs stratégiques ne sont pas absents, même si on ne peut pas réduire cette passe d’armes à du calcul politicien. Le blocage pouvait, en effet, offrir plusieurs avantages politiques. Le jeune président de l’exécutif wallon, Paul Magnette, a joué avec brio au billard à trois bandes. Il a tout d’abord mis deux de ses adversaires politiques dans une position difficile. C’est le cas des libéraux francophones pris entre la solidarité francophone et la solidarité gouvernementale. C’est le fait aussi du PTB qui s’est laissé déborder par le PS, alors que jusque-là c’était lui qui débordait le PS. Enfin, last but not least, cette stratégie lui rapportait gros sur le plan individuel, en termes de notoriété et en le profilant comme futur président du parti socialiste.

Dans une atmosphère de crise tant européenne que belge, le comité de concertation belge finit par produire un texte de compromis basé sur trois engagements : une évaluation à intervalles réguliers des effets socioéconomiques et environnementaux de l’application provisoire du CETA ; la modification du mécanisme par lequel des entreprises peuvent contester des décisions d’Etat ; une clause de sauvegarde agricole Il est stipulé, en outre, que le fait de ne pas remplir le deuxième engagement empêcherait la Belgique de ratifier le Traité (voir le journal Le Soir du 28 octobre 2016).

Finalement, les francophones ont accepté de transmettre le traité au pouvoir fédéral, sur la base de l’accord belge et d’un texte interprétatif du traité qui apportait des clarifications. Aucune modification n’a été apportée au texte du Traité lui-même. L’avenir dira quel sera le poids politique et juridique de ces textes accompagnant le Traité. Les critiques flamandes se sont calmées. Le Président de la Commission a reconnu que cette phase de crise avait eu son utilité, mais que la Belgique devrait revoir son processus de décision sur le plan international. Sur le plan belgo-belge, cet épisode possède une dimension paradoxale : alors que c’est la Flandre qui a poussé pour plus d’autonomie des entités fédérées sur le plan international, ce sont les francophones qui en ont fait le premier usage vraiment significatif !

La position des francophones wallons et autres ne doit pas être considérée comme un accès de fièvre souverainiste. Les responsables politiques wallons et francophones à la manœuvre sont tous des légitimistes européens, ce qui a du faciliter in fine les compromis.

La tension qui a été palpable pendant quelques jours a fait s’interroger – une fois de plus – sur le problème que pose la prise de décision à l’unanimité, surtout lorsque le nombre de partenaires est élevé. Dans le cas qui nous occupe, 38 assemblées doivent être consultées, le Traité concernant des compétences européennes et nationales ! Décider à la majorité rendrait le processus de décision plus facile, mais ferait courir le risque du refus d’accepter les décisions. Cela pourrait être une loi sociologique de considérer qu’une décision majoritaire a d’autant plus de chances d’être acceptée que le groupe concerné est solidaire. C’est en effet la solidarité du corps social qui suscite la confiance, laquelle permet d’accepter la défaite, pourvu que la prochaine fois, le résultat puisse être inversé et accepté par le précédent gagnant. Appliquer ce principe au groupe que forme l’ensemble des Etats européens ne nous conduit pas à beaucoup d’optimisme… Dans une Europe à géométrie variable ou à deux vitesses, le passage à la règle majoritaire pourrait plus facilement se justifier, du moins pour le cercle de plus en plus réduit des Etats les plus européens.