Belgium Bashing edit

14 avril 2016

Dans le monde entier, on s’est étonné d’apprendre que la Belgique ait servi de « base arrière » à de multiples opérations terroristes. Au centre de cette attention figure la désormais célèbre commune bruxelloise de Molenbeek-Saint Jean. Cet étonnement a donné lieu dans la presse internationale à un véritable « Belgium bashing » où le pays a été considéré comme un « Etat failli », un « Etat échoué », un « Belgistan » (et Molenbeek un « Molenbeekistan »),  le « ventre mou » de l’Europe, etc., toutes caractéristiques qui auraient conduit les terroristes à considérer ce pays comme une terre d’élection pour l’organisation sans risque de leurs funestes entreprises. Qu’en est-il ?

Après avoir bénéficié longtemps d’une bonne image sur le plan international, liée à sa prospérité,  à son niveau de vie, et à sa capacité à régler ses tensions internes par le compromis, jusqu’à en faire une image de marque (le « compromis à la belge »), la Belgique a vu son aura brouillée en raison des problèmes dits « communautaires » ayant conduit, sous la poussée du nationalisme flamand,  à une réforme de l’Etat dans un sens fédéral, sans que la situation séparant les Flamands des Francophones ait été encore stabilisée. Ainsi, il y a quelques années, il fallut  541 jours avant de pouvoir former une nouveau gouvernement, qui a accouché d’une sixième réforme de l’Etat belge. Ces péripéties politiques ont dégradé la réputation du pays. Et la découverte de réseaux djihadistes sur son sol évoluant apparemment assez librement n’a pas manqué de renforcer sa réputation d’Etat en crise.

Peut-on voir un rapport entre cette situation et ce qui est taxé par certains de laxisme dans la lutte anti-djihadiste ? Il est clair que l’action publique pâtit, depuis la première réforme de l’Etat dans les années 1970s, d’un emploi du temps politique où la restructuration de l’Etat a pris une place centrale. Le fédéralisme belge est devenu en même temps de plus en plus complexe, avec de nombreux niveaux de pouvoir aux délimitations pas toujours claires. Les problèmes de sécurité au sens large relèvent de six niveaux de pouvoir au minimum, allant du niveau fédéral au niveau communal. Un effet pervers de cette focalisation sur la réforme de l’Etat a été de ne pas aborder de manière proactive des problèmes comme ceux de l’immigration et de la sécurité à l’époque de la mondialisation. Mais quel autre Etat européen peut-on sortir du lot à cet égard ? Il ne faut pas rendre le fédéralisme belge responsable de tous les maux : les ministères incriminés dans les prétendus dysfonctionnements  sécuritaires du pays sont des ministères relevant du pouvoir fédéral  (l’Intérieur et la Justice).  Ils ne sont donc pas concernés par la fédéralisation. De surcroît le gouvernement actuel s’est engagé à respecter une trêve quant aux questions communautaires durant sa législature.

Si la part de responsabilité de la Belgique due aux difficultés de sa transition institutionnelle ne peut être retenue que de manière  secondaire, faut-il alors incriminer ses services de renseignement et ses forces de l’ordre ? Il ne faut pas oublier que la Belgique est un petit pays et qu’elle ne peut être comparée à de grands Etats en ce qui concerne les moyens qu’elle peut mobiliser. C’est un carrefour européen et mondial, avec un réseau routier qui permet de se rendre en très peu de temps dans un pays voisin – ce qui a toujours attiré les organisations criminelles. Assurer une véritable sécurité en Europe ne peut découler que d’une action multilatérale par des agences spécifiques, avec les moyens humains et matériels que cela comporte. Relevons quand même que la Belgique a complètement réformé  dans les années 1990s ses forces de l’ordre après les dysfonctionnements du type « guerre des polices »  qui avaient marqué la tristement célèbre « affaire Dutroux ». On reconnaîtra que  l’arrestation  d’Abdeslam vivant – et d’autres après lui – témoigne d’une réelle maîtrise. Un examen des données des effectifs policiers et des budgets laisse penser que la Belgique est proche de la moyenne européenne, avec un trend budgétaire légèrement à la hausse à partir de 2012 (le nombre de policiers pour 1000 habitants était en 2012 , par exemple, de 4,2 pour 4,9 en moyenne européenne – selon Match, n. 761, 2006 et le journal La Libre Belgique 133e année, n. 33, 2006).  La Belgique est dans les normes quantitatives. Finalement, elle apparait plus comme une victime potentielle que comme un maillon faible. Le pays s’est engagé dans des opérations multiples de maintien de la paix comprenant une intervention au côté de la France au Mali ainsi qu’une participation à la coalition menée  par les USA contre les positions de Daesh. C’est  à dire des engagements qui en font une cible de choix pour les djihadistes (en revendiquant les attentats de Bruxelles, Daesh a d’ailleurs cité comme motivation l’engagement du pays dans cette coalition). 

Si la responsabilité de la Belgique due à ses problèmes internes et à l’état de ses forces de l’ordre n’est pas évidente, il reste que  la cellule djihadiste des attentats de Paris et de Bruxelles a pu trouver dans le pays des lieux « accueillants » pour ses activités. Quelle est alors la responsabilité de l’Etat belge ?

Un détour par l’histoire s’impose. L’immigration musulmane en Belgique date des années 1960s. Les patrons ont fait appel à leur main d’œuvre pour les besoins de l’industrie. Cette immigration comporte deux groupes très différents : les musulmans turcs et marocains. Alors que les premiers restaient très encadrés par leur pays d’origine, ce fut moins le cas pour les seconds. Les immigrés marocains firent souche dans les quartiers industriels de quelques communes dont Molenbeek, et, la démographie aidant, ils devinrent assez rapidement une partie importante de la population de ces communes voire même majoritaire à Molenbeek (autour de 80% aujourd’hui). Jusqu’ici, rien de très original. Mais sur cette réalité se greffe une des spécificités de l’Etat belge : dans le grand compromis entre laïcs et chrétiens qui a créé la Belgique en 1830, il a été entendu que même si l’Etat était « neutre », il financerait les cultes reconnus. C’est ainsi que, le poids démographique aidant, l’Etat belge a reconnu la religion islamique en 1974 mais de multiples problèmes ont considérablement retardé sa concrétisation financière, notamment  la difficulté de trouver une organisation stable représentative des Musulmans de Belgique Des pays étrangers et, particulièrement, l’Arabie saoudite, sont intervenus financièrement entretemps et ont répandu leur conception radicale de l’Islam par des imams ne faisant l’objet d‘aucun contrôle par l’Etat. Sans doute faut-il  y voir une des raisons de l’importance du fondamentalisme dans les milieux musulmans marocains en Belgique telle que le révèle une enquête de 2013 dans plusieurs pays dirigée par Ruud Koopmans, un chercheur du très renommé Wissenschaft Zentrum Berlin. On relèvera, par ailleurs,  l’existence d’un important réseau fondamentaliste à Molenbeek dès les années 1990s (Le Monde Europe, 23/3/2016). La crise industrielle venant, ces populations se concentrèrent toujours plus nombreuses dans le « croissant pauvre » de Bruxelles qui s’étend sur plusieurs parties de communes parmi lesquels figure Molenbeek, pas loin du centre de la capitale.  La commune fait exploser les statistiques ! Le taux de chômage y est très important : 24,7% par rapport à la population active, dont 32,8% chez les jeunes et 48% des jeunes dans certains quartiers. Les taux de criminalité sont parmi les plus élevés du pays. La densité des mosquées y est aussi très importante (une vingtaine et autant de lieux de prière). Le nombre des départs en Syrie est impressionnant et reste stable alors qu’il baisse ailleurs en Belgique. Des rues sont considérées par certains comme des zones de non droit. En réaction, l’islamophobie semble augmenter chez les autres habitants. (Ces données sont extraites pour la plupart, des ouvrages de Philippe Moureaux, La vérité sur Molenbeek, Ed. La boite à Pandore, Paris, 2015, et de Pierre Gelff, Molenbeek et la face cachée de l’islamisme radical belge, Ed. Jourdan, 2016).

Que l’Etat belge ait essayé de récupérer la situation et de favoriser un « Islam de Belgique » est patent, mais il s’est heurté à beaucoup de difficultés notamment celles de négocier avec des représentants d’une tout autre culture, sans compter les conflits nombreux entre ces représentants eux-mêmes. Pour Molenbeek plus spécifiquement, et suivant certains polémistes, cette latitude laissé au milieu musulman de vivre selon ses propres règles est aussi le fait de la politique menée par les édiles communaux socialistes  et particulièrement le bourgmestre Moureaux qui régna pendant 10 ans (2002-2012), ce dernier ayant été accusé d’avoir échangé, dans une sorte de compromis à la belge jadis pratiqué entre L’Etat et l’Eglise, la paix civile contre un certain « laisser faire » aux autorités religieuses, ce que l’intéressé récuse avec véhémence. Selon la journaliste Caroline Fourest, des cas de ce genre se retrouvent aussi en France (C à vous, France 5, 7/4/2016).

Si la Belgique a certainement sa part de responsabilité dans le (dys)fonctionnement de cités comme Molenbeek, elle a néanmoins innové en accordant le droit de vote aux élections communales à tous les étrangers hors UE qui résident depuis plus de cinq ans dans ses communes. Cette disposition avait pour but de faciliter l’intégration des immigrés et d’offrir ainsi une opportunité d’exister en tant que citoyen chez les plus éloignés de la vie publique. Le caractère obligatoire du vote permettait en même temps de l’ouvrir à tous et toutes (moyennant une inscription préalable). Cette disposition pouvait aussi être considérée comme une forme de contrôle social des populations par les élus. En mettant sur les listes des candidats belges issus de l’immigration, populaires dans leur milieu, les partis s’offraient également une nouvelle clientèle électorale, qui était contrôlée par les élus. Notons que des critiques se sont élevées, dans certains cas, contre le choix de candidats jugés trop populistes. Il est toutefois prématuré de tirer des conclusions relatives à cette ouverture électorale aux étrangers. Et les quelques difficultés qu’on a connues ne doivent pas faire jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il est difficile de ne pas poser la question de savoir s’il existe des Molenbeek  en France. Le ministre français de la Ville vient d’estimer qu’il doit exister, en France, une centaine de Molenbeek ! Une analyse comparative en Belgique et en France serait bien utile pour offrir une typologie des différents types de Molenbeek.  C’est ainsi qu’il ne faut  pas confondre les dynamiques urbaines dans les deux pays. Beaucoup de cas français renvoient à une « crise des banlieues ». Or, Molenbeek n’est pas une banlieue de Bruxelles, se situant, on le sait, presqu’au cœur de la ville. Produit de l’histoire, la structuration du territoire a concentré les quartiers défavorisés à l’intérieur de Bruxelles avec des quartiers adjacents habités par des représentants de la classe moyenne, tandis que la banlieue est occupée par les plus aisés. Il est possible que cette structuration de l’espace entraîne d’autres comportements protestataires que le modèle des banlieues pauvres. Molenbeek n’a pas connu de violences comparables à celle de la crise des banlieues françaises et sans doute existe-t-il un lien entre les types de protestation et les dynamiques spatio-urbaines.

Molenbeek  apparaît surtout comme un dispensateur d’opportunités pour le djihadisme. C’est dans ce type de commune – comme dans celles qui en partagent les traits – que des Abaaoud ont eu le plus de chances de rencontrer des prêcheurs et des recruteurs au stade de leur radicalisation. C’est là aussi qu’ils ont pu constituer des cellules fondées sur des liens familiaux et de copinage en tout genre allant de l’enfance à la petite et grande délinquance, leur permettant de facilement se cacher et de dissimuler leurs armes. C’est encore là qu’ils ont pu se déplacer avec une certaine impunité. Pour emblématique qu’elle soit,  Molenbeek ne représente qu’un cas parmi d’autres cités, mais un cas où les facteurs qui produisent le djihadisme fonctionnent avec une intensité maximale.