Le verrou catalan edit

Feb. 15, 2021

En décembre 2017, les électeurs catalans avaient eu à élire un nouveau parlement régional après que le gouvernement espagnol avait décidé d’appliquer l’article 155 suspendant les autorités régionales. Le 1er octobre 2017, celles-ci avaient organisé un référendum unilatéral d’autodétermination et le 27 octobre, elles avaient proclamé l’indépendance de la Catalogne. Le soir même, en vertu de cet article 155, le gouvernement régional était remplacé par la tutelle du gouvernement central et le président du gouvernement, Mariano Rajoy, en vertu des pouvoirs transférés, pouvait dissoudre le parlement régional catalan.

Les élections de décembre 2017 avaient vu un record de participation : 79,1%, très largement au-dessus de la moyenne de ce type de scrutin. Les formations indépendantistes – Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche Républicaine catalane), Junts pel Cat (Ensemble pour la Catalogne de Carles Puigdemont) et la CUP (Candidature d’Unité Populaire) – avaient obtenu une nouvelle majorité parlementaire. Dans la douleur et la division, un exécutif avait été formé. D’abord présidé par l’activiste Quim Torra qui obéissait aux ordres de Carles Puigdemont, il fut dirigé à partir de septembre 2020 par Pere Aragones. Mais la majorité parlementaire étant incapable de voter un budget, ce parlement fut dissout fin 2020 et de nouvelles élections anticipées convoquées pour le 14 février 2021[1].

Tenues dans des conditions sanitaires difficiles, les élections qui se sont tenues ce weekend avaient une triple signification.

Elles allaient donner une idée de l’évolution des rapports de force en Catalogne après trois années marquées par le jugement des anciens responsables politiques qui avaient choisi une stratégie de rupture unilatérale et illégale.

Elles permettraient de comprendre comment évolue le conflit catalan.

Enfin, elles dessineraient l’avenir de la politique nationale puisque, outre qu’elles avaient valeur de test pour le gouvernement Sanchez, le rapport de force en Catalogne ne peut pas ne pas avoir d’effet sur les contours de la majorité parlementaire de Pedro Sánchez.

Autrement dit, ce scrutin devait permettre de savoir si la Catalogne continuait d’être un élément de blocage politique ou si, au contraire, une nouvelle stratégie de longue haleine était envisageable. Les résultats du 14 février 2021 indiquent d’abord que la Catalogne reste un verrou de la politique espagnole et, quand on écrit espagnole, on entend les deux scènes politiques de la Catalogne et de la nation espagnole.

L’indépendantisme a-t-il gagné?

Pendant la soirée électorale, les trois formations indépendantistes ont insisté sur le fait que le total des voix qui s’étaient portées sur elles dépassait, pour la première fois, les 50% (50,9% exactement). Elles renouvellent leur majorité parlementaire avec une évolution millimétrique mais décisive. En effet, Junts pel Cat passe derrière Esquerra : 32 sièges contre 33 (34 contre 32 dans le précédent parlement). L’option « pragmatique » du parti d’Oriol Junqueras et de Père Aragones l’emporte sur l’option radicale de la formation de Carles Puigdemont et de Laura Borras. À eux deux, ces partis n’ont pas la majorité absolue : ils dépendent, une fois encore, de l’extrême gauche radicale – la CUP – qui double sa représentation (9 sièges au lieu de 4). Or, la CUP est un partenaire imprévisible : elle avait obtenu en 2015 la tête d’Artur Mas et avait donc contribué à faire émerger la figure, jusque-là secondaire, de Carles Puigdemont. Dans sa dénonciation de la corruption, elle avait déjà annoncé son refus d’investir Laura Borras, mise en examen pour détournement de fonds publics. En passant de 70 sièges à 74 sur 135, les indépendantistes renforcent leur emprise sur le parlement.

Si on détaille le résultat par provinces, on constate, une fois encore, la traditionnelle géographie politique de la Catalogne. Les provinces rurales sont très majoritairement indépendantistes tandis que Barcelone l’est sensiblement moins.

On peut enrichir cette approche en soulignant qu’à Vic (province de Barcelone et capitale de l’indépendantisme militant), Junts pel Cat obtient 42,2% des voix, ERC 20,2%, la CUP 10,1%. Les socialistes avec 10,6% font pâle figure… À Gérone, dont Puigdemont fut maire, les indépendantistes obtiennent 61% des voix. Et tant à Vic qu’à Gérone, la participation est supérieure à la moyenne régionale (57,5% et 57,6% respectivement).

Autrement dit – et c’est une donnée vérifiée depuis les premières élections régionales en 1980 –, ce scrutin avantage les formations nationalistes.

En outre, la loi électorale assure une surreprésentation des trois provinces les moins peuplées au détriment de celle de Barcelone. Un député barcelonais représente 50 000 électeurs, ses collègues de Gérone, Lérida et Tarragone entre 17 et 22 000. Là encore, il est connu qu’avec une représentation plus équilibrée, les indépendantistes n’auraient jamais eu de majorité parlementaire[2].

Mais si la discussion théorique peut reprendre ces arguments, la réalité politique est bien celle d’un rapport de forces favorable aux formations indépendantistes qui s’estiment relégitimées et renforcées dans leur lutte.

Du côté des anti-indépendantistes, le panorama a été complètement bouleversé par la résurgence du Parti socialiste de Catalogne et l’effondrement de Ciudadanos-Ciutadans, la formation centriste qui avait, en 2017, incarné la résistance au projet sécessionniste. Autre nouveauté radicale : l’entrée en force de la droite dure – Vox – avec en conséquence le plus mauvais résultat du Parti Populaire en Catalogne depuis 1980.

Les socialistes redeviennent la première force politique non-indépendantiste et même la première force politique de Catalogne. Mais ce succès a un côté en trompe-l’œil : le PSC a été jusqu’en 2011 le premier parti catalan pour les élections générales et, de 1980 à 2006, tournait autour de 25-30% avec un succès historique en 1999 de 38,2%. Les socialistes entrent en convalescence. Mais cette nouvelle est importante : j’ai toujours pensé que l’affaiblissement des socialistes entre 2010 (18,3% des voix) et 2017 (13,9%) avait été la fenêtre d’opportunité saisie par les indépendantistes pour radicaliser leurs positions. Le PSC est un bras articulateur entre la Catalogne et l’Espagne : il s’était cassé. Il est aujourd’hui plâtré et fragile, mais il revient.

Les centristes connaissent une déroute qui peut signifier leur disparition. Déjà au niveau national, entre avril et octobre 2019, ils étaient passés de 57 sièges à 10. Cette fois-ci le scénario se reproduit en Catalogne où ils étaient nés comme riposte intellectuelle et morale à l’indépendantisme, ses mensonges et ses illusions. En fait, l’idéal centriste des électeurs a été trahi par des apprentis politiques que leurs succès rapides ont grisé. Incapables de faire face à leurs responsabilités, ils se sont révélés si décevants que la sanction est à la hauteur des espoirs suscités. Il est à craindre que leur destin ne soit la poubelle de l’histoire.

À droite, la situation devient extraordinairement complexe. Vox a réussi un pari incroyable : avec 11 élus et 7,7% des voix, le parti de droite dure s’impose comme une véritable alternative au Parti Populaire. Comment le PP pourrait prétendre gouverner l’Espagne avec moins de 4% des voix en Catalogne ? Le succès de Vox est une donnée catastrophique pour Pablo Casado, le leader du PP. Entre août et octobre 2020, il avait changé de ligne politique. Depuis le scrutin de novembre 2019, il avait choisi un positionnement très à droite créant des tensions avec les sensibilités libérales, centristes et démocrates-chrétiennes du PP. L’idée était d’étouffer la croissance de Vox en faisant revenir au PP les électeurs radicalisés par la crise catalane et la question migratoire. Mais, devant l’absence de résultats tangibles, Pablo Casado choisit de revenir à l’essence centriste du PP et refuse de s’associer à la motion de censure que Vox présente contre Pedro Sánchez. Or, avec ce résultat en Catalogne, dont aucun institut de sondage n’avait apprécié l’ampleur, Vox devient l’exutoire d’électeurs radicalisés. Le climat de crispation au niveau national, un climat que Pedro Sánchez déplore en même temps qu’il l’entretient avec habileté, permet de diviser l’électorat de droite. Cette division l’empêche d’envisager tout retour au pouvoir avant bien des années et bien des échéances électorales. Et surtout ce dépassement en Catalogne peut laisser envisager un même phénomène au niveau national qui serait encore plus sombre pour les perspectives de reconquête du pouvoir par la droite espagnole.

Que signifie l’abstention?

La participation électorale de ce scrutin du 14 février 2021 est la plus faible de toute l’histoire des élections régionales catalanes depuis 1980. Elle a atteint 53,55%. Mais si on retire les bulletins blancs et nuls, les suffrages exprimés représentent 52,34% du total du corps électoral.

Bien entendu, la première nuance au succès indépendantiste vient de cette donnée. Les 50,9% des voix représentent 26,64% de l’ensemble des électeurs catalans. En 2017, les 48% représentaient 37,5% de ce même total. Numériquement, le camp indépendantiste a perdu plus de 720 000 voix quand les non-indépendantistes en ont perdu 900 000.

La légitimité du scrutin ne saurait être remise en cause mais sa capacité à exprimer une volonté générale, surtout si l’on parle de volonté d’indépendance, peut être interrogée. Avec à peine plus de 25% d’un corps électoral, on ne construit ni une Nation, ni un État.

L’abstention s’explique d’abord par le contexte épidémique (voir note 1). Les conditions de la campagne, au cours de laquelle l’assistance aux meetings était autorisée alors que les rencontres familiales et amicales de plus de six personnes restent interdites, et la peur d’une contagion lors du vote ont sans doute incité bien des électeurs à rester chez eux. Le vote par correspondance a explosé (+350%) mais cela ne représente que 5% des électeurs.

Elle s’explique aussi par le découragement et la lassitude. Découragement des militants anti-indépendantistes qui ne savent plus à quel parti donner leur voix. C’s était en perte de vitesse. Il y a longtemps que le PP est résiduel en Catalogne. Restaient le PSC et Vox : or les deux options sont antagonistes. De plus, si le PSC refuse l’indépendance, il n’est pas hostile à un dialogue politique, sans en préciser le périmètre et les thématiques. Lassitude aussi des électeurs qui ont pu observer comment le gouvernement régional sortant avait été paralysé depuis mai 2018 par les querelles intestines des partis indépendantistes. Certains pro-indépendantistes expriment un vrai doute quant à la sincérité d’Esquerra ou de Junts pel Cat. Et si tout cela n’était qu’une posture ? Le succès d’estime de la CUP (9 sièges) dit bien l’espoir de radicalisation nourri par une part non négligeable de la société catalane (6,7% des voix). En outre, la CUP ne cesse de dénoncer le clientélisme et l’affairisme de Junts pel Cat, le nouveau nom du parti Convergence et Union de Jordi Pujol. Et là, se manifeste la puissance des réseaux anciennement construits avec méthode et ténacité de 1980 à nos jours par ce parti politique. Sa conversion à l’indépendantisme combattif a été sa bouée de sauvetage face au naufrage de la révélation du scandale des 3%[3]. Et l’ex-Convergence a réussi ce que n’a pas réussi la Démocratie Chrétienne italienne : se réinventer et subsister grâce à son tissu social et clientélaire.

Le vote a eu lieu. Un nouveau parlement est en place. Mais la crise de la représentation politique est plus grave aujourd’hui qu’hier. C’est une question qui n’est pas que catalane.

Quel est le «problème territorial» catalan?

Ce qui semble spécifiquement catalan c’est le « problème territorial » comme le disent les indépendantistes. Un problème existe. Mais quel est-il et que désigne cette expression de « problème territorial » ?

À écouter les dirigeants et militants de la cause indépendantiste, le problème vient d’une situation d’oppression voire de colonisation (un des candidats, l’ancien président de la Chambre de Commerce de Barcelone,  a dit, au cours de la campagne, des « non-Catalans » de Catalogne qu’ils étaient des « colons »). L’État espagnol, directement issu du franquisme, étouffe la société catalane. Et de convoquer le refus de procéder à un référendum d’autodétermination, la mise en cause devant la justice des autorités gouvernementales d’alors, les répressions policières des manifestations, principalement celle du vote du 1er octobre 2017. Outre que c’est prendre les effets pour des causes, c’est aussi ignorer le statut actuel de la Catalogne et l’architecture institutionnelle de l’État espagnol. On ne reviendra pas ici sur la description de ce système très décentralisé. Qu’il suffise de rappeler que la force des institutions catalanes a permis de donner à la scène politique catalane une densité sans équivalent dans le reste du pays et que la Catalogne conditionne à elle seule la stabilité de l’Espagne.

Une autre raison serait le « déficit » catalan : la région contribuerait de manière excessive aux charges nationales et cela l’aurait pénalisée durablement. Josep Borrell en son temps avait dénoncé ce mythe budgétaire (voir Las Cuentas y los cuentos de la independenciaLes comptes et les contes de l’indépendance, 2015). Des historiens de l’économie ont démontré l’étroite imbrication des relations entre la Catalogne et le marché espagnol (voir Gabriel Tortellas, Cataluña en España. Historia y mito, 2016). Là encore, l’argument est ténu.

Restent deux enjeux relevant de l’émotion : le premier est l’histoire de la Catalogne, le second est la revendication du « droit à décider ». Dans la construction actuelle du songe catalan, il faut dénoncer l’histoire de l’Espagne qui se lit comme une domination continue et un étouffement permanent de la Catalogne. Le problème territorial serait donc une volonté de justice, ou plutôt de revanche. La difficulté c’est qu’indépendante ou non, la Catalogne n’effacera pas son histoire… elle la réécrira comme on le voit dans les manuels de l’enseignement secondaire. Peu importe la vérité, pourvu qu’on ait l’ivresse nationale… Quant au « droit à décider », il est une invention pour justifier d’un vote d’autodétermination, impossible dans le cadre institutionnel espagnol (la souveraineté des Espagnols est une et indivisible). Pour qu’il existe, il convient de faire vivre un « peuple catalan ».

Où est le peuple catalan?

La question est là. Est-il une entéléchie que l’action nationaliste dévoilera dans toute son effectivité ? Est-il un mythe mobilisateur ? Ou bien masque-t-il une conception raciste de la communauté politique ?

Ces questions de fond ne peuvent être traitées sur des scènes de meeting, ni dans les coulisses de négociations entre partis qui sont des officines représentant des intérêts matériels puissants des élus, ni dans l’invective des réseaux sociaux ou des manifestations urbaines. En opposant sans cesse des Catalans aux Espagnols, des bons et des « méchants », des purs et des impurs, la politique catalane est enfermée dans le schéma de Carl Schmitt (amis vs ennemis).

C’est pour cela qu’elle demeure un double verrou bloquant tout à la fois l’agora politique espagnol et l’avenir de la Catalogne. Le 14 février 2021 demeure l’illustration de ces forces négatives[4].

 

[1] La date fut fixée à un moment où le recul de l’épidémie laissait penser que le scrutin se tiendrait sans difficulté majeure. Début janvier 2021, le gouvernement catalan choisit de déplacer la date au 30 mai. Mais saisi par le Parti Socialiste de Catalogne, le Tribunal Suprême estima que cette décision était illégale car le gouvernement régional ne pouvait déplacer un scrutin déjà convoqué officiellement et légalement. La date du 14 février fut maintenue malgré le désagrément des indépendantistes.

[2] Les socialistes obtiennent 23 de leurs 33 députés à Barcelone, le PP obtient ses 3 députés dans la seule circonscription de Barcelone. Vox réussit à avoir des élus dans les quatre circonscriptions tandis que les centristes n’en ont qu’à Barcelone (5) et Tarragone (1). La CUP, elle aussi, a réussi à faire élire des candidats dans toutes les circonscriptions.

[3] Dès l’an 2000, Pasqual Maragall (socialiste) avait mis en cause Jordi Pujol. « Vous avez un problème, lui avait-il dit au parlement catalan, et ce problème ce sont les 3% ». Cette phrase avait suffi à neutraliser la question de la corruption. Quinze ans plus tard, toute la Catalogne connaît désormais l’ampleur du réseau de corruption mis en place.

[4] On examinera dans une autre contribution les scénarii possibles à l’issue de ces élections. La complexité et les retournements de la vie politique catalane invitent à la prudence et l’objet de cette analyse voulait privilégier la signification électorale de ce 14 février 2021.