Le moment allemand de l’Europe edit

8 décembre 2021

« Une convention constituante conduisant l’Union vers un État fédéral européen, organisé de manière décentralisée selon les principes de subsidiarité et de proportionnalité et sur la base de la Charte des droits fondamentaux ». On pourrait penser que cette citation est extraite d’un des discours d’Altiero Spinelli. Non, elle figure dans le programme de coalition qui rassemble en Allemagne les socialistes (SPD), les Verts et les libéraux (FDP). Elle reprend des extraits du programme des Verts qui voulait favoriser l’institution d’une République fédérale européenne, le SPD avec Martin Schulz avait une position pas très éloignée, le FDP étant plus réservé cependant : l’eurodéputée Nicola Beer (Groupe Renew) qui a négocié pour son parti le texte relatif à la perspective européenne, a défendu avec vigueur une Europe garantissant l’État de droit.

Renforcer le Parlement

Le premier domaine mis en avant par la coalition est le renforcement du Parlement européen (PE). Cela se joue d’abord au niveau de son élection, où la coalition soutient un droit de vote unique avec des listes en partie transnationales. Le projet de listes transnationales avait été émis par la France avec l’idée de profiter partiellement des sièges devenus vacants par le départ des Britanniques, autant de sièges qu’il y a de pays (27) sans qu’il y ait nécessairement un ressortissant de chaque pays sur les listes en concurrence. Cette innovation a été rejetée dès le début par le premier groupe politique du PE, le PPE, présidé par Manfred Weber. Il en était résulté à l’Elysée une rancune qui s’est traduite ensuite par l’opposition de la France à la proposition de nommer Manfred Weber à la tête de la Commission européenne. Ultérieurement, la chancelière Merkel avait accepté cette initiative lors du sommet de Meseberg en juin 2018 mais il n’en a guère été question dans des réunions ultérieures. C’est donc la coalition allemande qui relance le projet.

Du côté français, le projet ne fait pas l’unanimité. Ainsi le Sénat (Commission des affaires européennes, 5 juillet 2021) manifeste son opposition aux listes transnationales et au principe des Spitzenkandidaten selon lequel c’est le groupe politique arrivé en tête aux élections européennes dont le chef de file est proposé comme président de la Commission. Ce principe avait été appliqué en mars 2014 lorsque Jean-Claude Juncker avait été élu par le PPE (contre Michel Barnier) et finalement avait accédé à la présidence de la Commission, ce que Valéry Giscard d’Estaing avait considéré comme un « coup d’État ». En 2019, le Conseil européen avait pris les devants en proposant Ursula von der Leyen avant que le PE se réunisse.

En dehors de la mise en place du PE, le projet de la coalition veut qu’un pouvoir d’initiative lui soit reconnu, ce qui risque d’indisposer certains services de la Commission habitués à jouir d’un monopole en la matière. Un tel droit conduira naturellement à revoir le rôle du PE dans le processus budgétaire. On se souviendra qu’en 2020, la présidence allemande du Conseil avait fait savoir au PE que le consensus finalement réalisé par le Conseil européen avait été trop complexe à obtenir pour que le PE se mêle d’y changer quoi que ce soit.  

Au-delà de ces propositions concrètes, ce qui frappe le plus, c’est l’affirmation répétée de l’Europe comme échelle pertinente pour l’analyse des défis et de leurs solutions. Le chapitre VII du programme est consacré à l’international : « La responsabilité de l’Allemagne pour l’Europe et le monde » mais le mot Europa a déjà été inscrit 130 fois sur un total de 254 citations.

Il subsiste néanmoins certains sujets qui vont à coup sûr créer des tensions avec les partenaires dont la France. Ce sera le cas du retour aux principes budgétaires : comme le notait Ninon Renaud dans Les Échos, avec Christian Lindner comme ministre des Finances « Next Generation EU sera un instrument limité dans le temps et dans son montant ». Ajoutons la démission non parfaitement élucidée de Jens Weidmann, le gouverneur de la Bundesbank.

Perspectives et rétrospectives

Le programme européen de la coalition et la place de l’Europe dans le programme d’ensemble a été reçu avec faveur par le secrétaire d’État aux Affaires européennes Clément Beaune, qui se sent soutenu dans sa préparation du semestre français. De son côté, Stéphane Séjourné, nouveau président du groupe Renew au PE, déclare que « la vision, la précision et la cohérence de l’ensemble proposé sont telles que l’on pourrait évoquer un moment allemand européen ».

Cependant l’histoire nous a rendus prudents. En 1994 Karl Lamers et Wolfgang Schäuble proposèrent à la France une intégration politique plus poussée, complétant l’instauration de la monnaie unique par le Traité de Maastricht signé quelques mois plus tôt. Le gouvernement français (Mitterrand président, Balladur Premier ministre) ne donna pas suite. Le 12 mai 2000, le ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer prononça un discours audacieux à l’Université Humboldt à Berlin : « de l’Union d’états à la Fédération, réflexions sur la finalité de l’intégration européenne ». Le lendemain même, son homologue français Hubert Védrine, opposant de toujours au fédéralisme, lui adressait dans un article du Monde un refus courtois mais ferme.

Le 26 septembre 2017 dans son discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron s’est prononcé en faveur d’une « Europe souveraine, unie et démocratique » sans en préciser la forme institutionnelle. La chancelière ne répond évasivement que huit mois plus tard. En mars 2019, peu avant les élections européennes, Emmanuel Macron s’adresse directement aux citoyens d’Europe dans une tribune. Ce n’est pas la chancelière Angela Merkel qui répond mais Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK) qui lui a succédé à la tête de la CDU. La réponse est très décevante et l’indépendance stratégique est remisée à l’ombre du parapluie américain.

Le projet du nouveau gouvernement allemand a donc l’immense mérite de donner un contenu concret au rapprochement « toujours plus étroit » mentionné en tête des traités européens. C’est un rappel institutionnel à la perspective tracée par les pères fondateurs.

Il convient cependant de faire progresser quelques dossiers décisifs. La santé qui n’est pas une compétence commune a fait l’objet d’une action communautaire décisive lors de la crise sanitaire.   Une autorité de préparation et de réaction aux crises sanitaires (HERA) a été instituée avec capacité de mobiliser des dizaines de milliards d’euros à l’image du BARDA nord-américain. Dans un autre domaine, l’Allemagne vient de donner son approbation à l’Union bancaire.

Deux points vont être cruciaux : la réussite de programmes industriels de défense dans le domaine des chars et de l’aviation et la politique visant à doter l’Europe d’une capacité d’innovation et de production de semi-conducteurs dont la pénurie menace plusieurs secteurs industriels. Dans ces domaines, le programme pourrait être plus précis. Comme le remarquent les deux présentateurs de ce programme aux lecteurs francophones (Mennerat & Hublet, 2021), « la question des forces armées et de leurs équipements n’apparaît pas de manière explicite, alors que du côté français, elle constitue un des premiers piliers de l’autonomie stratégique ». Il faut cependant noter que le développement en commun d’équipements militaires constitue un des rares passages où la France est explicitement mentionnée.

Au total, il y a à la fois une forte ambition symbolique et une bonne dose de pragmatisme mais le nouveau gouvernement allemand écrit vouloir privilégier la méthode communautaire face à la méthode intergouvernementale. Il devrait être possible d’avancer dans certains domaines sans modifier les traités, même dans un environnement où le Conseil européen prend de plus en plus de poids, parfois en violation des traités (Giraud, 2020). Dans cette progression l’alliance franco-allemande peut aussi compter sur le soutien de l’Italie de Mario Draghi qui a posé en termes particulièrement lumineux la problématique de la souveraineté européenne (Draghi, 2012).

Une leçon peut être tirée pour la France. Trois partis concurrents invités par le suffrage universel à gouverner ensemble sont capables après avoir fait l’inventaire de leurs divergences, de définir un programme où chacun a fait des concessions y compris dans l’attribution des choix ministériels. Le sort de ce programme dépend largement du résultat des échéances électorales françaises. Quel parti en France pourrait transposer le principe omniprésent dans le texte du programme allemand et déclarer « définir les intérêts français à la lumière des intérêts européens » ?

 

Références

Draghi, M. (2012, février 22). La souveraineté dans un monde globalisé. à l’occasion de la réception du titre de docteur honoris causa en droit décerné par l’Università degli Studi di Bologna. (BCE, Éd.) Bologna. Récupéré sur https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2019/html/ecb.sp190222~fc5501c1b1.fr.html

Giraud, J.-G. (2020, octobre 12). Le Conseil européen: un "souverain" auto-proclamé à la dérive. Questions d'Europe - Fondation Robert Schuman (574).

Mennerat, P., & Hublet, F. (2021, Novembre 25). Doctrine de la nouvelle ère allemande. Le Grand Continent.

Renaud, N. (2021, Novembre 25). Allemagne: faut-il avoir peur de Christian Lindner ? Les Echos, 14.