Iran et Russie: une coopération sécuritaire croissante edit

29 octobre 2019

La coopération sécuritaire croissante entre Téhéran et Moscou se fonde sur les choix idéologiques du guide Suprême, l’ayatollah Khamenei. Lors d'une cérémonie marquant l'anniversaire de la mort de l'ayatollah Khomeiny en juin 2006, le Guide explique que la République islamique a « de bonnes relations avec la Russie. Les Russes sont bien conscients des conséquences pour eux si un régime pro-américain s’installait en Iran. Nous avons également des intérêts communs avec eux en Asie centrale et au Moyen-Orient »[1]. Ainsi, selon Khamenei il y a trois éléments structurants pour expliquer la place particulière de la Russie dans la politique étrangère iranienne en général et ses relations avec l’appareil de sécurité iranien en particulier.

La première dimension a trait à l’idéologie khomeyniste et son opposition structurelle à la politique des Etats-Unis. Le second élément est lié à la survie du régime de la République islamique. Depuis 2009, il existe le risque de voir un mouvement social renverser le régime politique, le rapprochement entre la Russie et la République islamique s’est accéléré. La peur commune de ce que les Russes appellent « les révolutions de couleur » et les Gardiens de la Révolution « la guerre douce » (djang-e narm) a conduit les deux pays à donner une profondeur idéologique à leur rapprochement sécuritaire en faisant le même lien entre « l’ennemi de l’intérieur » les forces démocratiques et l’ennemi de l’extérieur, les Etats-Unis perçus ici comme une puissance instrumentalisant la question de la démocratisation à des fins géopolitiques. Le troisième élément majeur de ce rapprochement est la guerre de Syrie qui a donné une dimension régionale plus étendue (de l’ancien espace soviétique au Moyen-Orient) à la coopération irano-russe.

On retrouve deux tendances contradictoires dans la production intellectuelle en Occident sur cette question des coopérations stratégiques entre Moscou et Téhéran mises en place dans les années 1990. Tout d’abord, il y a ceux qui surévaluent la coopération stratégique irano-russe pour démontrer sa « dangerosité »[2]. A contrario, nombre d’analystes exagèrent les divisions irano-russes dans l’objectif de pousser les chancelleries occidentales à essayer de « décrocher » Moscou de son entente avec Téhéran[3].

Lors de la désignation des pasdaran comme « entité terroriste » par l’Administration Trump, la Russie a affirmé sa différence en notant par exemple le rôle des gardiens de la Révolution dans le maintien de la stabilité en Iran[4] et en reconnaissant le rôle de ce corps d’armée dans la définition des politiques nationale, régionale et internationale de la République islamique. En effet, s’agissant des relations avec la Russie, les gardiens de la Révolution sont au cœur de la relation bilatérale en raison de la nature des coopérations (nucléaire civil, spatial et  militaire) autant de domaines où les pasdaran sont très actifs en Iran. De plus, l’ambassadeur d’Iran à Moscou est nommé sur proposition du Guide et non du ministre des Affaires étrangères. En conséquence, contrairement aux affirmations du dernier rapport de la Rand Corporation publié au mois d’octobre 2019, les gardiens de la Révolution sont au cœur du système de prise de décision de la République islamique pour les relations avec Moscou[5]. L’exemple de la guerre en Syrie renforce encore cette tendance d’une surreprésentation des pasdaran dans la relation irano-russe par rapport à d’autres dossiers comme les relations irano-européennes par exemple. L’un des événements les plus cités pour souligner ce rôle particulier des pasdaran dans la relation Téhéran-Moscou est la visite de Souleimani en Russie qui aurait été déterminante dans la décision de Moscou d’intervenir militairement dans le conflit syrien en 2015[6].

Dans le même temps, on observe une institutionnalisation du dialogue stratégique irano-russe[7]. Cette nouvelle relation avec la Russie est apparue sur la scène médiatique avec l’internationalisation de la guerre civile syrienne à partir de 2012 et la constitution d’un axe Iran-Russie-milices chiites-Hezbollah libanais. Les deux pays ont alors utilisé les think tanks comme un moyen de diffuser leur opposition commune aux politiques américaines dans la zone[8].

La ligne défendue par les plus durs en Iran sur la question des relations avec Moscou et de la lutte contre le terrorisme « takfiri » fait consensus s’agissant de l’objectif, même s’il y a des différences de méthode entre les « modérés » et les radicaux. Le président Rouhani a néanmoins échoué à imposer sa ligne diplomatique visant un rééquilibrage des relations internationales du pays à travers un rapprochement avec l’Europe et des négociations avec Washington. En effet, sous l’ère Trump toutes les factions iraniennes soutiennent un rapprochement avec la Russie et la Chine, ce qui traduit la victoire de la ligne du Guide suprême et des pasdaran développée dès le début des années 2000 et renforcée après 2009 et la guerre en Syrie.

De plus, la nouvelle génération des élites politiques radicales en Iran est opposée à toute forme de relations avec l’Occident ; elles tournent le regard vers l’Est (qui inclut la Russie)  de la politique étrangère défendue par le Guide. Ce dernier a d’ailleurs choisi le nouveau slogan « plus Est que Ouest » qui remplace le « Ni Est, ni Ouest » de la Révolution islamique[9]. Ils reprochent aux anciens conservateurs d’avoir soutenu l’Accord sur le nucléaire de 2015. Ils présentent le président russe Vladimir Poutine comme un soutien et un membre de « l’axe de la résistance » et ils considèrent le président russe comme influencé par les politiques révolutionnaires de la République islamique[10]. Compte tenu de la dépendance militaire irano-russe en Syrie, il est très peu probable que Moscou fasse quoi que ce soit pour freiner la présence iranienne dans la région. Sur le plan économique il existe une compétition irano-russe en Syrie qui pourrait fragiliser l’entente militaire entre les pasdaran et la Russie. Les responsables du gouvernement iranien sont déçus par le manque de contrats de reconstruction attribués à des entreprises iraniennes par rapport à ceux attribués à des entités russes. Les Iraniens affirment que la Syrie a marginalisé les sociétés et produits iraniens[11] malgré le soutien immense offert à la Syrie par le gouvernement iranien et des acteurs non étatiques iraniens depuis 2014.

L’Iran a notamment fourni deux lignes de crédit de deux milliards de dollars[12]. L’Iran a également transféré en moyenne 60 000 barils par jour pour un montant total de 6 milliards de dollars[13].  En retour, Téhéran espérait devenir un partenaire économique majeur de la Syrie dans la perspective de la phase de reconstruction. Enfin, selon l’OFAC, l’Iran et la Russie seraient au cœur d’un réseau international de contrebande pour fournir du pétrole à la Syrie. En échange, les gardiens de la Révolution utiliseraient la Syrie comme un centre financier pour le transfert de plusieurs centaines de millions de dollars. On le voit, il existe des récits totalement opposés sur le poids économique de l’Iran et de la Russie en Syrie : de la compétition irano-russe qui tourne au détriment de l’Iran selon les sources de presse iranienne à l’axe irano-russe qui finance les activités « néfastes » de l’Iran tel que le soutien au « terrorisme » selon le récit de l’Administration Trump.

Le projet du Guide fondé sur un rapprochement stratégique entre les deux pays dans le domaine sécuritaire a été accueilli favorablement par les différentes factions en Iran mais il a suscité certaines réticences dans l’opinion publique. Les bénéfices opérationnels et techniques pour les pasdaran en lien avec ses nouvelles coopérations avec la Russie se retrouvent dans le domaine balistique et spatial. Ils concernent également la coordination entre les conseillers militaires iraniens, les miliciens chiites mobilisés par l’Iran en Syrie, l’armée russe et l’armée régulière syrienne. En conséquence et grâce au soutien aérien russe l’Iran a considérablement accru sa capacité à projeter des forces terrestres loin de ses frontières nationales. L’intérêt de la Russie dans la guerre syrienne est de s’appuyer sur les capacités de recrutement et de mobilisation de l’Iran. La coopération au niveau régional entre l’Iran et la Russie montre donc  que pour Téhéran, Moscou est plus que jamais un partenaire essentiel pour la survie de la République islamique.

 

[1] Akbar Ganji, « Can Iran Trust Russia ? », Foreign Affairs, 3 mai 2016. Disponible : https://nationalinterest.org/feature/can-iran-trust-russia-16027 (Consulté le 10 octobre 2019).

[2] James Phillips, « Containing Iran », Heritage Foundation, Backgrounder no. 980, March 9, 1994, www.heritage.org/middle-east/report/containing-iran ; Ariel Cohen, « Countering Russian-Iranian Military Cooperation », Heritage Foundation, www.heritage.org/europe/report/countering-russian-iranian-military-cooperation (Consulté le 11 octobre 2019).

[3] Alex Vatanka, « Iran and Russia, Growing Apart Rising Dissent Over the IRGC’s Militias », Foreign Affairs,  November 29, 2017. Disponible: https://www.foreignaffairs.com/articles/syria/2017-11-29/iran-and-russia-growing-apart (consulté le 10 octobre 2019).

[4] « Russian parliament against US choice on IRGC », IRNA, 10 avril 2019. Disponible : https://en.irna.ir/news/83272268/Russian-parliament-against-US-choice-on-IRGC (Consulté le 18 octobre 2019).

[5] L’auteure affirme que « The IRGC and the executive branch have the most sway over specific national security issues; the IRGC largely dominates decision-making on regional portfolios, while the executive branch has more sway over the country’s approach to international powers, such as European nations, Russia, and China. », Ariane M. Tabatabai, Iran's National Security Debate Implications for Future U.S.-Iran Negotiations, RAND Corporation, octobre 2019, p. 3. Disponible : https://www.rand.org/pubs/perspectives/PE344.html (Consulté le 11 octobre 2019).

[6] Voir https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-syria-soleimani-insigh/how-iranian-general-plotted-out-syrian-assault-in-moscow-idUSKCN0S02BV20151006 et plus largement sur le rôle du général Soleimani dans la coopération irano-russe en Syrie lire Nikolay Kozhanov, « Russian-Iranian Relations through the Prism of the Syrian Crisis », Insight Turkey, Vol. 19, No. 4, (Fall 2017), p. 109.

[7] Voir par exemple le rôle du think tank IRAS. The Institute for Iran Eurasia Studies: http://www.iras.ir/en/about

[8] Voir: http://www.iras.ir/www.iras.iren/doc/interview/3330/anton-mardasov-the-deterioration-of-relations-between-russia-and-the-us-is-in-interests-iran

[9] « Khamenei Instructs Iranian Scholars to Look Eastward », Al-Monitor, October 18, 2018. Disponible : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2018/10/iran-khamenei-leader-look-east-jcpoa-europe-trump-china.html

[10] Voir Rohollah Faghihi, « Meet the new generation of Iranian hard-liners », Al-Monitor, July 18, 2018. Disponible : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2018/07/iran-new-generation-innovative-revolutionaries-hardliners.html#ixzz622gLL5HB (Consulté le 18 octobre 2019).

[11] Deutsche Welle,ه حاشيه رانده شدن ايران در بازسازى سوريه” , January 2018. Disponible : https://p.dw.com/p/2r8yA, (Consulté le 18 octobre 2019).

[12] Sylvia Wesfatll, « Syria Ratifies Fresh $1 Billion Credit Line from Iran", Reuters, 8 July 2015. Disponible : https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-syria-iran/syria-ratifies-fresh-1-billion-credit-line-from-iran-idUSKCN0PI1RD20150708 (Consulté le 18 octobre 2109).

[13] Phillips, Mathew and Lee, Julian, « How Iranian Tankers Keep Syria’s War Machine Alive », Bloomberg,  24 June 2015.  Disponible : https://www.bloomberg.com/news/articles/2015-06-24/how-iranian-oil-tankers-keep-syria-s-war-machine-alive (Consulté le 18 octobre 2019).