Réflexions sur un dialogue edit

7 octobre 2020

Dans un récent numéro de Causeur (septembre 2020), un long entretien a confronté les points de vue de deux brillants intellectuels, Alain Finkielkraut et François Sureau, sur la situation de la démocratie française. En plein accord pour défendre la liberté politique, ils se sont opposés dans leur analyse des dangers qui la menacent. Pour le premier, la démocratie actuelle souffre avant tout de l’extension illimitée des droits-créances aux dépens du respect de la loi républicaine et de la volonté politique. Pour le second, l’inquiétude porte sur la réponse législative aux désordres et aux troubles actuels, dont il juge qu’elle rogne progressivement les principes essentiels du droit libéral.

Alain Finkielkraut déplore la faiblesse du gouvernement et la diffusion sans limites des exigences en termes de bien-être et des demandes de « reconnaissance » identitaire. Il décrit la retenue des forces de l’ordre, tétanisées par la peur d’être responsables d’une « bavure » entraînant mort d’homme, alors qu’elleseux-mêmes ne cessent d’être soumises à la violence verbale et physique de certains manifestants. Il décrit les « territoires perdus de la République », ces lieux où les policiers et les pompiers sont considérés comme des ennemis et où les enfants juifs doivent quitter l’école publique dans laquelle leur sécurité ne peut plus être assurée. Il voit menacé le « droit à la continuité historique » de la nation, remise brutalement en cause par certains groupes de la population issus d’une immigration non contrôlée qui refusent les règles de la vie en commun héritées de l’histoire – celles qui fondent notre société dans son originalité. Ces menaces lui paraissent plus graves que la limitation de nos libertés qui serait introduite par la législation. Il s’alarme de la guerre de tous contre tous et du rôle de justiciers sans contradiction et sans contrôle qui est de plus en plus exercé par les médias et les réseaux sociaux, haine qui s’hystérise dans l’exécration à l’égard des gouvernants.

Sans nier ces faits – comment pourrait-on le faire ? –, François Sureau ne leur donne pas le même sens et il s’alarme avant tout des réactions de la puissance publique qu’il juge liberticides. Des principes fondamentaux du droit libéral sont, pour lui, remis en cause. Il donne des exemples significatifs de cette dérive. La loi anti-casseurs tendait à contrôler des personnes supposées dangereuses avant qu’elles soient passées à l’action. Ce « filtrage individuel des manifestants sur la base des opinions qu’on leur prête » est contraire à la liberté de manifester, l’une des libertés publiques essentielles à la pratique démocratique. Il dénonce l’usage massif de la garde à vue, devenue un « instrument de contrôle de foule et d’encadrement des manifestations » : 70% des « gilets jaunes » soumis à une garde à vue sont ensuite libérés sans être inculpés. Pendant l’état d’urgence sanitaire et le confinement, les détentions provisoires ont été prolongées sans qu’intervienne le juge des libertés publiques. L’absence de vrai débat démocratique à l’occasion de la loi Avia (visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet) reflète un désintérêt préoccupant pour la liberté d’expression.

Les faits sont reconnus par les deux débatteurs. Ce qui les différencie est le sens donné à ces constatations. Pour Alain Finkielkraut, c’est le délitement de la société nationale sous l’effet de la passion égalitariste et de la demande de reconnaissance identitaire aux dépens de la liberté politique, c’est l’affaiblissement de la légitimité de toute autorité des gouvernants légitimement élus, c’est l’épuisement de la tradition nationale et du respect de l’autre dans le débat démocratique, c’est la tyrannie du « politiquement correct » qui sont, avant tout, au cœur de la « crise » de la République. Lui, le républicain, le déplore et s’en inquiète dramatiquement. Avec François Sureau, c’est le libéral qui s’émeut. Les dangers auxquels nous faisons face ne doivent pas nous conduire à remettre en question les principes essentiels du droit libéral, même de manière provisoire. Les démocraties ne doivent pas renoncer à leurs valeurs au nom de la lutte contre les ennemis qui veulent l’abattre. Sinon, à quoi bon défendre la société libérale contre ses ennemis ?

Comment se situer dans ce débat ? Il ne s’agit pas de choisir entre la République et le libéralisme, mais d’essayer de dépasser la confrontation. Il est vrai que la tradition démocratique en France a toujours eu un problème avec la liberté. Les Français sont plus animés par l’aspiration à l’égalité et par la passion contre toutes les formes d’inégalité, fût-ce aux dépens de la liberté. Cette passion, conjuguée à la centralisation politique dont les origines sont lointaines, aboutit trop souvent à une politique qui consiste à régler les problèmes sociaux et politiques par la loi. Devant le danger terroriste, il est vrai, comme le rappelle François Sureau, que le code pénal a été modifié chaque année depuis quatorze ans. Or la loi ne peut apporter toutes les solutions à des problèmes qui sont politiques dans tous les sens du mot, c’est-à-dire qu’ils concernent à la fois la société dans son ensemble et l’action des gouvernants. La loi ne peut résoudre la crise de la représentation. Elle ne peut compenser l’absence de confiance des gouvernés à l’égard de leurs gouvernants. Elle peut tout au plus limiter certaines expressions publiques de cette défiance. Elle risque donc d’être – apparemment au moins – trop autoritaire, comme le dénonce le penseur libéral, mais sans être pour autant efficace. Elle risque en outre d’être peu ou mal appliquée et, par conséquent, de laisser trop de latitude aux juges chargés de l’appliquer, ouvrant ainsi une voie à une judiciarisation excessive de la vie publique.

La loi ne peut compenser la faiblesse intrinsèque des gouvernants dans les sociétés de « démocratie extrême » dans lesquelles nous vivons, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles la dynamique démocratique pourrait, par sa propre logique et par ses propres excès, dénaturer le projet démocratique lui-même[1]. Dans la « démocratie « extrême », le « peuple-roi », concentré sur la recherche de son bien-être, n’admet plus de limites à ses exigences personnelles et laisse peu de place à l’autorité des gouvernants. Le délitement du lien social, que dénonce Alain Finkielkraut, s’inscrit dans l’évolution d’une démocratie qui risque de tomber dans des excès dangereux pour la pratique démocratique elle-même. La force de la loi est limitée pour lutter contre les faits que Tocqueville appelait « providentiels », c’est-à-dire irrésistibles.

Les deux intellectuels s’opposent sur le rôle de l’immigration et l’intégration des populations d’origine étrangère. L’un attribue les échecs de l’intégration nationale au caractère incontrôlé de l’immigration, l’autre à une société faites de citoyens « affaiblis, rangés, affadis » – ce que la sociologue que je suis traduirait par l’« affaiblissement de nos capacités d’intégration ». Au risque de passer définitivement pour « centriste », je pense que l’un surestime le rôle que jouent les descendants des immigrés dans le délitement de la société et que l’autre cède à un optimisme sympathique, mais abstrait, sur l’apport de l’immigration. Les périls inhérents aux excès de la « démocratie extrême » existent indépendamment de l’ampleur et des caractéristiques de l’immigration, même si nombre des problèmes de la société s’exacerbent dans le débat public du fait de la présence des immigrés. Mais ces derniers ne sont pas les seuls responsables de l’évolution de la démocratie « extrême ».  

L’un et l’autre se retrouvent sur l’idée que seule l’École pourrait remédier aux faits qu’ils dénoncent. Mais je les trouve, dans ce cas, quelque peu optimistes. Il est vrai que, dans son principe et ses valeurs, c’est le rôle de l’École que de former le citoyen raisonnable et responsable, respectueux des institutions et de l’Autre. Mais l’École aujourd’hui, dans sa réalité concrète, est aussi une institution de la « démocratie extrême », en sorte qu’elle n’échappe pas au monde ambiant. Elle peut être gangrenée par la demande identitaire comme par l’oubli des grands principes du droit libéral. Le combat pour la République que le ministre de l’Éducation actuel entend mener avec courage et énergie n’est pas encore gagné, même si nous espérons que l’École saura retrouver le sens de sa mission et rassembler républicains et libéraux.

À partir de constats sur lesquels tout le monde peut s’accorder, le dialogue se poursuit. Le premier danger qui menace les démocraties n’est-il pas leur délitement intérieur et la perte de l’esprit de liberté, qui les conduit à ne plus défendre leurs valeurs ? Les démocrates doivent-ils adapter l’État de droit aux périls nouveaux, éventuellement à titre provisoire, ou bien respecter scrupuleusement les principes qui les fondent, quelles que soient les circonstances ? Quelles politiques leur donnent la meilleure chance de résister à leurs ennemis sans pour autant perdre leur âme ?

[1] Je me permets de renvoyer pour un développement de ces analyses à mon Esprit démocratique des lois, Gallimard, « nrf/essais », 2014.