L’être et l’avoir européen. Une réponse à François Meunier edit

27 novembre 2018

L’article de François Meunier en réaction à ma précédente tribune condense dans son intitulé – « Est-ce de démocratie que l’Europe a besoin ? » – le paradigme sous-jacent dans lequel se noie l’Europe[1] : la démocratie ne saurait être le sujet vu que l’Europe est parfaitement démocratique, ceci n’est qu’affaire de projets menés en commun au regard d’intérêts réciproques bien compris, la vraie question est l’efficacité. Or cette vision, que François Meunier a le mérite de formuler clairement, contribue à fragiliser la construction européenne. Empreinte d’utilitarisme et de raison macroéconomique, elle s’apparente à un discours institutionnel, celui d’un régime en crise et qui, se heurtant aux contradictions internes de son paradigme implicite, y puise les solutions de sortie de crise dont ce paradigme est pourtant la cause première. Tout autant que de ce régime institutionnel, c’est de ce régime de discours qu’il faut sortir aujourd’hui, en posant clairement la question de la démocratie européenne. Or un certain nombre de confusions sont possibles, qu’il convient d’éviter.

La première est de considérer la « belle densité démocratique » de l’Union européenne (UE) – pour reprendre la formule de François Meunier. Il est vrai que sur le papier le tableau est satisfaisant : un système institutionnel d’équilibre des pouvoirs avec un Conseil vecteur de la légitimité étatique, un Parlement européen représentant la légitimité citoyenne et une Commission, gardienne de l’intérêt général européen et de la bonne application des traités. À cela s’ajoute la quasi-constitutionnelle Cour de justice de l’UE à la tête de l’ordre juridique autonome de l’UE qui garantit l’Etat de droit, le respect des droits fondamentaux et le bon fonctionnement du marché intérieur, tout en s’imposant aux ordres juridiques des États membres. Ce récit canonique du « quadripartisme institutionnel », selon l’expression du jurisconsulte Pierre Pescatore, se surimpose à un système institutionnel qui fonctionne. Les citoyens européens élisent au suffrage universel direct des députés européens qui, au cour d’un processus décisionnel, adoptent ou rejettent, de concert avec le Conseil, les règlements et directives européennes proposés par la Commission qui imprègnent les droits nationaux et donc la vie de ces citoyens. CQFD ; l’Europe est démocratique.

Mais la démocratie n’est pas qu’affaire de procédure et on ne peut la réduire à sa dimension institutionnelle. Il est vrai que l’Europe s’est construite par le droit et les institutions, que la connaissance de l’Europe fut d’abord produite au sein des facultés de droit avec l’invention de la discipline du droit communautaire dans les années 1970[2]. D’où la profondeur de l’ornière cognitive du discours institutionnaliste européen.

Désinstitutionnalisons notre regard

« Désinstitutionnalisons » notre regard et attachons-nous à la réalité substantielle de l’UE qui se révèle dernière le formalisme des traités. Le Parlement européen vote un budget technique de l’ordre de 1% du PIB de l’UE, ce qui le rapproche des 0,7% que préconise l’ONU en matière d’aide au développement. Gratifié par les traités d’une compétence budgétaire, mais sans budget politique de taille macrosystémique, le Parlement européen n’a pas de capacité budgétaire, c’est-à-dire de véritable pouvoir budgétaire. Une assemblée dépourvue de pouvoir budgétaire est-elle vraiment un Parlement ? Pour être une démocratie au sens plein du terme, il manque à l’UE une véritable puissance publique propre.

Mais alors qu’est-ce donc que l’UE ? Plutôt que d’y projeter une démocratie, il serait plus juste d’y voir une super agence de coordination interétatique et de régulation doublée d’une agence de développement sectoriel (politique agricole commune, recherche, insertion sociale...) et territorial (fonds de cohésion). Ce n’est pas rien. C’est même beaucoup et hautement précieux. Mais cela ne fait pas une démocratie. À cet égard, parler de « déficit démocratique » relève de l’abus de langage : il n’y a pas « déficit » de même qu’il n’y a pas de « démocratisation » de l’UE qui tienne à partir du moment où il y a absence de démocratie. Se féliciter de la fin des frais d’itinérance pour la téléphonie mobile, c’est bien, mais c’est ce dont on attend d’une agence de régulation des télécommunications.

Face à ce constat, l’astuce consiste à considérer que la démocratie réside dans les Etats membres. L’UE n’étant que la créature de ceux-ci, elle n’a pas besoin d’être elle-même une démocratie. Elle tire sa légitimité de la légitimité démocratique des Etats membres, maîtres des traités qui veillent à ce que les préférences et intérêts de leurs citoyens respectifs soient dûment respectés. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, on parle alors avec aplomb de « mythe du déficit démocratique européen »[3] – pendant que montent les populismes de tous bords et que chavire la démocratie en Europe.

Reste que les décisions prises au niveau de l’UE, et plus encore que les directives les orientations que traduisent les traités, pèsent de tout leur poids sur les démocraties nationales. L’ordre juridico-politique de l’UE et sa Constitution économique ordolibérale contraignent doublement le pouvoir budgétaire des législateurs nationaux. Le système politique européen, compris comme le complexe qui regroupe le niveau juridico-politique de l’UE et celui des Etats membres, nourrit une dynamique de baisse structurelle du pouvoir budgétaire, c’est-à-dire une anémie de la puissance publique, et donc du pouvoir politique du citoyen. La crise européenne n’est pas une crise macroéconomique, elle est en premier lieu une crise de la puissance publique.

L’écueil de l’avoir européen

Alors que faire ? L’ultime écueil de la doxa européenne est de réclamer haut et fort « de bons projets parfois technocratiques mais utiles aux populations », pour citer François Meunier. Ce qu’il manquerait à l’UE pour retrouver les faveurs des Européens, ce sont des projets utiles, rondement menés, qui « délivrent » – pour reprendre le jargon managérial. Ces bons projets doivent bien entendu être « adossés à une bonne communication ». Si les Européens avaient mieux connaissance de toutes les routes financées en partie par le FEDER (fonds européen de développement régional), à coup sûr réviseraient-ils leur euroscepticisme.

Cette approche, qui évoque une sorte de naïveté néofonctionnaliste, a trait à ce l’on pourrait nommer l’écueil de l’avoir européen – que les politistes appellent légitimité par les résultats (output legitimacy). L’UE, instrument de paix et de prospérité pour les peuples européens, ne remplirait plus sa promesse d’efficience. Devenue inutile, force serait alors de lui redonner toute son utilité. Mais l’UE est loin d’être l’instrument d’optimum parétien que veulent imaginer certains de ses défenseurs. Elle défie les préférences des Etats membres et de leurs citoyens, elle génère des gagnants et des perdants, elle force les majorités parlementaires nationales à entériner volens nolens des politiques qui ne correspondent pas aux choix faits par leurs électeurs – on pense notamment à des politiques de dévaluation interne. Enserrés dans son ordre juridico-politique, les Etats membres voient progressivement leur souveraineté réduite au choix de jouer le jeu (loyauté) – et si possible de tirer son épingle du jeu – ou bien de le quitter avec pertes et fracas (défection) – les canaux effectifs de prise de parole s’étant quant à eux réduits à peau de chagrin[4], et n’étant plus assumés que par des populistes. D’où l’abdication de la Grèce face aux exigences de la Troïka ; d’où le vote incompréhensible pour l’élite libérale-mondaliste du « Brexit ».

Hubert Védrine, en sage mitterrandien, appelle à une pause de l’intégration européenne. Mais il n’y a pas de pause possible, nous dit avec raison François Meunier. Il se trompe cependant sur les raisons d’un impossible immobilisme. Ici encore transparaît dans son propos la doxa néofonctionnaliste selon laquelle l’intégration européenne ne peut qu’avancer du fait de son déséquilibre structurel qui ne se résorbe que via un pas un avant dans l’intégration supranationale – produisant un nouveau déséquilibre qui amène un pas en avant supplémentaire, et ainsi de suite[5].

Or si toute pause de l’intégration européenne est impossible, c’est simplement que le statu quo n’est pas statique. Du fait de l’action des institutions européennes indépendantes, le système institutionnel de l’UE, lorsqu’il tourne à vide, tend à approfondir l’ordre ordolibéral et l’emprise du droit de l’UE sur des législations nationales via les libertés de circulation et le principe de non discrimination en raison de la nationalité. Des pans des droits nationaux a priori totalement hors de portée du droit de l’UE, comme le droit de la nationalité, se retrouvent soumis aux exigences de la Cour de justice de l’UE. Le statu quo produit un surcroît de libéralisme dont tirent profit certains Etats membres jouant de leur avantage concurrentiel intra-européen en matière de fiscalité ou de droit du travail.

L’appel de l’être européen

Dernière confusion de François Meunier : il ne s’agit pas d’inverser l’ordre chronologique entre souveraineté européenne et légitimité démocratique. Tout simplement parce que la souveraineté européenne ne fait pas partie des termes mis en dialectique, vu qu’elle est un non sens. En raison de son ontologie juridico-politique, la souveraineté est rattachée à l’ordre de l’Etat. À moins d’envisager un super-Etat européen – qu’il soit fédéral ou non –, il n’y a pas de souveraineté européenne qui tienne. Il n’y a pas de « souveraineté déléguée »  – qu’il serait ensuite bon de « démocratiser » –, mais des compétences attribuées à l’UE par les Etats membres souverains. Et c’est précisément la captation d’une souveraineté juridique et juridictionnelle par la Cour de justice de l’UE via une lecture très extensive des traités l’amenant à s’auto-attribuer une compétence à définir elle-même, à la place des Etats membres, les compétences de l’UE qui soulève l’ire des cours constitutionnelles nationales – et des peuples européens.

Enfin, est-ce que la souveraineté de l’Etat westphalien, assise sur la puissance militaire des princes, précède la légitimité politique et la démocratie ? Sans doute. Mais ce rappel historique de François Meunier n’est d’aucune utilité à partir du moment où tout usage de la violence physique est – à ce jour et espérons qu’il continuera d’en être ainsi – hors de propos en matière de construction européenne. Les termes du débat ne concernent pas la souveraineté – qui reste affaire nationale –, mais la dialectique interne de la légitimité politique et de la démocratie, entre le demos et le kratos.

Pour ma part, j’argumente que le kratos – la capacité collective à agir sur la réalité commune, c’est-à-dire la puissance publique – précède de demos – à tout le moins pour la fondation d’une l’Europe politique. Contrairement aux fédéralistes qui espèrent un fort improbable saut de souveraineté, j’appelle à un saut de puissance publique européenne par l’institution d’un budget politique européen fondé sur des ressources fiscales propres – que ce pouvoir budgétaire soit attaché au Parlement de l’UE, de la zone euro ou d’un noyau dur d’Etats membres désireux de fonder une Europe politique. Cela implique de rompre avec la méthode des petits pas, et son « irresponsabilité démocratique » très justement caractérisée par François Meunier, qui fut le coup de génie des débuts de l’intégration européenne, mais qui devient depuis les années 1990 le poison lent qui tue le projet européen.

Car franchi un certain point politique l’identité surpasse l’intérêt. Les démocraties nationales souveraines attendent l’heure d’être redoublées d’une véritable démocratie européenne, productrice de biens publics proprement européens – car échappant à toute comptabilité de transferts interétatiques – décidés par la majorité parlementaire élue par les citoyens européens éprouvant enfin leur citoyenneté européenne, leur être européen[6].

 

[1]. À écouter sur France Culture la chronique de Brice Couturier qui rend compte du débat initié par ces deux tribunes sur la notion de « souveraineté européenne » mobilisée par Emmanuel Macron.

[2]. Sur l’importance du droit et des juges dans la construction européenne, nous renvoyons le lecteur aux travaux séminaux d’Antonin Cohen et Antoine Vauchez. Sur l’histoire de la doctrine communautaire, voir également les travaux de Julie Bailleux.

[3]. Analyse classique développée par le chercheur américain Andrew Moravcsik dans son article « In Defence of the ‘Democratic Deficit’: Reassessing Legitimacy in the European Union », Journal of Common Market Studies, vol. 40, n° 4, 2002, p. 603-624 (version française ici).

[4]. Pour reprendre le fameux triptyque d’Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty.

[5]. Pour une présentation synthétique et critique du néofonctionnalisme, nous renvoyons le lecteur à notre article « Splendeurs et misères du néofonctionnalisme », Blog droit européen, 30 mars 2017.

[6]. Nous invitons le lecteur à poursuivre la réflexion sur la démocratie européenne avec notre essai La Double Démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Seuil, 2017, écrit avec Michel Aglietta.