Budget européen : un compromis au rabais edit

Dec. 19, 2005

Au petit matin du 17 décembre, les chefs d'Etat et de gouvernement sont parvenus à s'entendre sur les perspectives financières européennes pour la période 2007-2013, donnant ainsi un semblant d'unité à une Europe décidément bien malmenée au cours de l'année qui s'achève. Rabais est certainement le mot-clef pour comprendre ce compromis. Il souligne à la fois la place centrale qu'a occupée dans ces débats l'épineuse question de la contribution britannique, la façon dont la plupart des délégations ont gardé le regard obstinément fixé sur leurs intérêts nationaux, et les implications de tout cela pour l'Europe. Si l'accord en question est appliqué, à compter de 2007 le budget européen sera en recul - 1,045 % du PIB au lieu des 1,09% prévus pour 2006 - sans que l'on puisse dire que de nouvelles perspectives aient véritablement été tracées, puisque les choix douloureux ne seront débattus qu'à partir de 2008.

A dire vrai, rien de tout cela n'est bien surprenant. Dans un système où les gouvernements nationaux tiennent le haut du pavé et où les décisions se prennent à l'unanimité, il est inévitable que leurs choix soient influencés par des considérations d'intérêt à court terme. La tentation est particulièrement forte en matière budgétaire, puisqu'ils peuvent comparer de façon assez simple les coûts - mesurés en terme de contributions nationales - et les bénéfices - les sommes qu'ils obtiennent en échange. De là naît la tentation du " juste retour " qui empoisonne les débats européens depuis des lustres. Et c'est sur l'équilibre entre ces dépenses et ces recettes que chaque pays est censé juger du succès de ses représentants.

Dans un système où, le temps d'une négociation, les partenaires deviennent des adversaires, les considérations stratégiques sur les questions européennes - à quoi le budget, qui n'est guère qu'un instrument, doit-il servir ? - ne peuvent que passer au second plan. On ne pose que les questions qui fâchent ou qui isolent les autres : la question de la contribution britannique pour M. Chirac ; celle de l'importance des dépenses agricoles pour M. Blair. Et les discussions se construisent autour des " lignes rouges " que chaque gouvernement s'interdit de franchir, plutôt que sur d'hypothétiques ambitions communes.

A observer le tour négatif des négociations de cette année, on en oublierait presque que l'instrument des perspectives financières a été conçu pour donner du sens à des discussions qui tendaient naturellement à déboucher sur le plus petit commun dénominateur entre les positions nationales. Les deux " paquets Delors " de 1988 et 1992 y sont largement parvenus, en établissant un lien entre la mise en place du grand marché, la marche vers la monnaie unique et la cohésion économique et sociale, ce qui a permis une croissance importante des dépenses communautaires. Le fait que le nom de l'ancien président de la Commission y soit attaché reflète l'importance du rôle joué par cette dernière dans la mise au point du compromis final. Il ne viendrait à l'esprit de personne aujourd'hui de parler de " paquet Barroso " tant est flagrant l'écart entre les propositions initiales de la Commission et la teneur de l'accord de Bruxelles.

Comment évaluer ce dernier ? Si l'on s'en tient aux paramètres classiques des négociations financières, les grands vainqueurs sont ceux qui ont encaissé les gains les plus élevés, sans faire trop de concessions. Jacques Chirac, auquel un jeu tout en défense a permis d'éviter une nouvelle défaite, la discussion sur la réforme de la PAC étant renvoyée à 2008, après la fin de son mandat. Tony Blair, qui verra le rabais britannique s'accroître, en dépit des subtils mécanismes correcteurs mis en place. La Pologne, qui pour avoir dit non plus longtemps que les autres, a engrangé plusieurs gains de dernière minute. La Suède et les Pays-Bas, dont les contributions nationales seront réduites.

Et l'Europe, dans tout cela ? On voit mal comment le compromis de Bruxelles pourrait permettre au citoyen moyen de comprendre ses priorités pour les années à venir. Et rares sont ceux qui ont donné l'impression de s'en soucier beaucoup. Certains ont toutefois montré qu'ils étaient disposés à quelques sacrifices au nom de l'intérêt commun. Il faut reconnaître à Tony Blair le mérite d'avoir ouvert une brèche en acceptant une remise en question - limitée, mais symboliquement importante - du rabais britannique, ce qui requiert un réel courage dans le contexte incertain auquel il est confronté sur la scène politique britannique. Mais l'étoile de la dernière phase des discussions aura sans conteste été la néo-chancelière allemande Angela Merkel. C'est sa proposition d'augmenter le plafond des dépenses communautaires qui a permis de débloquer un sommet tendu, et un geste de dernière minute à l'attention de la Pologne a facilité l'accord final. Dans les deux cas, la facture allemande s'est alourdie. Mais la chancelière a ainsi honoré une de ses promesses de campagne, qui était de se montrer plus attentive aux préoccupations des nouveaux Etats membres. Le crédit européen de son gouvernement en sort grandi. Dans un système où les négociations sont permanentes, cela peut se traduire par des retombées positives plus tard.

Cela nous ramène à une vérité élémentaire : dans le système européen, les aspirants au leadership doivent montrer qu'ils sont disposé à en payer le prix. Il est dommage que Tony Blair l'ait compris trop tard, à une époque où son étoile s'est ternie sur la scène nationale. Mais il est encourageant de voir que Mme Merkel s'en est montrée consciente dès son premier Conseil européen.

Cet article a été repris par le quotidien suisse Le Temps