Emploi : les réformes à la marge sont socialement injustes edit

19 mars 2007

Ces dernières années, plusieurs pays européens ont assoupli les contrats à durée déterminée, tout en ne touchant pas à la législation qui s'applique aux contrats à durée indéterminée et qui concerne pourtant une vaste majorité des salariés. Le bilan peut sembler bon mais il est illusoire : les réformes à la marge sont socialement injustes.

Les pays qui ont adopté ce type de flexibilité à la marge (Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas, Portugal et Suède) ont bien connu une augmentation du contenu en emplois de la croissance économique. L'impact est particulièrement spectaculaire dans les pays de la « ceinture de l'olivier » qui ont vu le nombre d'emplois augmenter après une longue période de baisse.

Dans tous ces pays, les contrats à durée déterminée et diverses autres formes d'emploi temporaires représentent la majeure partie des emplois nouvellement créés après les réformes. En Espagne, par exemple, les contrats à durée déterminée ont augmenté deux fois et demie plus vite que les contrats à durée indéterminée. Dans les autres pays qui sont allés moins loin que l'Espagne dans la voie de la libéralisation, la part des contrats à durée déterminée dans les nouvelles embauches représente entre 35% et 60% des emplois créés après les réformes.

Ce « miracle des emplois », cependant, n'est probablement que temporaire. Il y a de bonnes raisons de penser que l'effet des réformes à la marge s'apparente à une lune de miel, avec des lendemains qui déchantent. Si les gouvernements veulent s'attaquer durablement au sous-emploi, il leur faut à présent compléter les réformes avec de nouvelles mesures qui permettent de pérenniser les nouveaux emplois.

Les réformes à deux étages soulèvent deux questions. La première concerne la soutenabilité des effets obtenus, la seconde est affaire d'équité. Durant les périodes de ralentissement, dans un système à deux étages ce sont principalement les employés avec des contrats à durée déterminée qui font les frais de l'ajustement. Non seulement ces personnes connaissent un niveau élevé de précarité, mais encore ni elles, ni leurs employeurs n'ont alors intérêt à investir dans leur formation : ce qu'on appelle leur capital humain est alors sacrifié. De plus, ces allers et retours s'accompagnent de contributions réduites à l'assurance vieillesse. Or l'accroissement de la durée de vie requiert une augmentation des investissements dans le capital humain, puisqu'il va bien falloir retarder l'âge du départ à la retraite. Plus que jamais, le capital humain est une nécessité pour rester employable tout au long de la vie professionnelle. De plus, l'accès à la retraite exige des contributions aussi régulières que possible, ce qui ne s'accommode guère de parcours professionnels instables. De nombreux jeunes risquent de devoir travailler quarante ans ou plus – bien plus, en tout cas, que les générations du baby-boom – et, en même temps, d'atteindre l'âge de la retraite sans avoir accumulé suffisamment de droits.

Cette ségrégation des nouveaux emplois dans le secteur secondaire, marqué par un niveau élevé de précarité et de sérieux risques en terme de retraite, est tout simplement trop inéquitable pour être soutenable. Ainsi, alors que la lune de miel va progressivement s'effacer, nous allons découvrir que les réformes à la marge auront laissé derrière elles un héritage d'iniquités. Les réformes devront être complémentées bien avant que ce scénario désolant ne se matérialise.

Sans surprise, même avec une solide performance en matière de créations d'emploi, l'effet lune de miel ne rapporte guère aux gouvernements qui ont mis en œuvre des réformes à la marge. Partout la pression monte pour faire machine arrière. Une telle réponse aux inconvénients des réformes représenterait un pas dangereux dans la mauvaise direction.

Il existe une réponse, politiquement viable puisqu'elle continue à favoriser les « insiders » : le passage graduel à un emploi stable. L'idée est d'améliorer progressivement la protection de l'emploi et d'encourager en même temps l'investissement en capital humain. Actuellement, rien n'est prévu lorsqu'un contrat à durée déterminée arrive à échéance. Il serait plus raisonnable de prévoir une entrée progressive et par étape vers les contrats permanents, avec une protection de l'emploi qui s'améliore graduellement, de matière à éviter qu'une même personne reste indéfiniment coincée dans le mauvais compartiment d'un marché du travail dual.

Quels sont les principes d'un tel système, dont les détails doivent être adaptés en fonction des institutions de chaque pays ? Il s'agit, tout d'abord, de décourager le détournement des contrats à durée déterminée existants. Ces contrats sont justifiés pour remplir des missions temporaires ; les utiliser comme période d'essai ou, pire, comme moyen d'embaucher sans s'engager, ne fût-ce que légèrement, ne correspond pas à la logique économique et sociale de ce type de contrats. Ce détournement est compréhensible lorsqu'il n'existe que deux types de contrats, radicalement différents, comme les CDI et les CDD. Il est incompatible avec des contrats qui deviennent progressivement à durée indéterminée.

Un moyen de réduire les abus est de lier les cotisations sociales payées par l'employeur à la durée des contrats qu'ils offrent. Une telle approche – appelée « experience rating » aux Etats-Unis – a le mérite de responsabiliser les employeurs vis-à-vis des coûts financiers et sociaux qu'ils imposent à la société lorsqu'ils licencient. En effet, les travailleurs embauchés avec des contrats à durée limitée ont une probabilité beaucoup plus élevée que les autres de se retrouver au chômage et donc d'être pris en charge par la société. Toute assurance se doit de lier les primes au risque encouru. Les entreprises qui licencient beaucoup doivent donc contribuer plus à l'assurance chômage que les entreprises qui licencient peu.

Une fois ces mesures de précaution établies, on en vient au cœur du projet : hormis les cas particuliers de prestations clairement temporaires, l'embauche normale se fait avec un contrat permanent mais qui comporte une protection de l'emploi graduelle. Comment cela fonctionnerait-il ? Le nouveau type de contrat comprend trois phases. Le contrat commence par une période probatoire, de six mois par exemple, durant laquelle il peut être interrompu sans préavis. Suit alors une période d'insertion. Durant cette seconde période, chaque mois d'ancienneté supplémentaire assure une semaine additionnelle d'indemnité en cas de licenciement. Cette période pourrait, par exemple durer huit ans, au terme de laquelle les indemnités de licenciement seraient dues pendant 24 mois. La période d'insertion est suivie par une troisième et dernière phase du contrat, la période de stabilité, qui correspond aux CDI actuels. Pendant les trois phases du contrat (probatoire, insertion et stabilité) le travailleur doit bénéficier d'une protection très forte contre le risque de licenciement discriminatoire.

Des abus restent possibles, bien sûr. Par exemple, un employeur pourrait être tenté d'offrir d'abord un contrat temporaire de, disons, deux ans, puis de le convertir en contrat permanent progressif. Dans ce cas, la période probatoire commencerait deux ans après la première l'embauche ! La solution est simple : en cas de conversion de ce type, le contrat permanent devrait reconnaître intégralement l'ancienneté effective.

L'aspect essentiel de cette réforme est que chaque personne commencerait sa carrière avec un contrat à durée indéterminée, maintenant l'effet lune de miel créateur d'emploi, et verrait sa situation progressivement mieux protégée. Il n'y a plus passage – hypothétique et espéré – de CDD à CDI, mais une progression automatique des garanties à l'intérieur d'un même contrat. Il n'y aurait plus besoin de CPE, CNE, CPP ou autres contrats discriminatoires auxquels est attachée une date de péremption comme dans le cas de produits périssables que l'on achète dans les supermarchés. Un objectif réaliste est qu'au moins 90% des embauches se feraient sous la forme de contrats graduellement permanents.