Sécurité énergétique : l'enjeu latino-américain edit

15 mai 2006

Nous assistons aujourd’hui à une évolution dans l’équilibre des pouvoirs entre pays producteurs et pays consommateurs, mais aussi entre gouvernements et compagnies pétrolières. L'entrée de grands acteurs émergents dans les marchés mondiaux de pétrole intensifie d’autant plus la compétition que certains d’entre eux tentent de mettre leurs réserves sous clé. Les prises de contrôle par les Etats vont croissant, et les conditions d'accès aux ressources se resserrent. Les compagnies et les institutions internationales n’ont pas donné de réponse satisfaisante à cette situation, et certains acteurs ont fait preuve de maladresse, voire d’arrogance. Il serait plus sage et plus constructif d’explorer de nouveaux modes de partenariat permettant d’accompagner l’évolution d’un type de relation aujourd’hui en fin de cycle.

Rappelons quelques faits. Les prix du pétrole ont presque doublé depuis deux ans. Après avoir dépassé à plusieurs reprises le seuil des 75 dollars le baril, le marché semble prêt à accepter un prix de 80 dollars, et la demande globale continue à croître. Plus qu’un hypothétique épuisement des ressources, ces prix reflètent des contraintes multiples et des déséquilibres tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Les capacités de production verront leur augmentation limitée pour les trois ans à venir, tant pour l’exploitation que pour le raffinage. Le secteur des services pétroliers, aussi bien en ce qui concerne la construction que les sociétés d'ingénierie, n'est pas capable de satisfaire les besoins des compagnies. L'inflation qui en résulte pèse sur les capacités de l'industrie du pétrole. La main-d'oeuvre et l'expérience managériale y sont devenus des facteurs limitatifs, qu’il n’est pas facile de détendre.

Dans un contexte où l’on a vu le passage d’un marché d'acheteurs à un marché de vendeurs, il n'est pas surprenant de voir se manifester une inquiétude croissante quant à la sécurité des approvisionnements. Aux Etats-Unis, la dépendance énergétique croissante, notamment vis-à-vis des pays du Golfe Persique, constitue à la fois une source d'anxiété et un thème majeur de la politique étrangère. La vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement en pétrole et en gaz a encore été renforcée par les contraintes rigides qui n’ont pas permis de développant les capacités de surproduction nécessaires à l’anticipation de la demande. De sorte qu’une rupture des approvisionnements dans n'importe quelle région de la planète peut aujourd’hui avoir un impact significatif sur l’ensemble du marché mondial. Celui-ci est devenu particulièrement sensible aux événements politiques et aux catastrophes naturelles. Il est clair que le risque géopolitique est directement fonction des capacités mondiales de surproduction, et pour un pays donné, de sa position géographique dans la chaîne d’approvisionnement.

La situation des marchés nord et sud-américains en offre une bonne illustration. Les Etats-Unis, on le sait, ont traditionnellement une nette préférence pour les fournisseurs de leur hémisphère : aujourd'hui encore, la moitié de leurs importations brutes viennent de cette région. Si cette part doit être maintenue, les exportations du Canada et du Venezuela doivent augmenter, étant donné la croissance attendue des importations. La production mexicaine a probablement atteint sa limite, et quant au Brésil il aura même du mal à faire continuer à assurer son autarcie. La maturité des provinces pétrolières argentines offre peu d'espoir et le potentiel de croissance des exportations de la région andine est lui aussi limité. Par ailleurs, les exportations canadiennes de gaz naturel vont sans doute décliner progressivement ; les importations de LNG de Trinidad continueront à croître, mais leur part de marché restera sans doute la même. Il faut enfin mentionner les importations brutes de fuel lourd ou très lourd, en provenance presque exclusive du Mexique, du Venezuela et du Canada. La réduction probable de exportations mexicaines sera partiellement compensée par la croissance des exportations canadiennes, qui devraient être absorbées par les Etats-Unis.

Même si les exportations vénézuéliennes se sont presque entièrement rétablies, les aléas politiques apparaissent comme un facteur de risque supplémentaire sur ce marché sous tension. Or, la reprise en main musclée de l’industrie pétrolière par certains Etats ne va guère dans le sens d’une meilleure régulation.

Les pays producteurs devraient pourtant faire preuve de prudence et d'autodiscipline, s’ils veulent exploiter efficacement ces nouvelles circonstances et en tirer profit durablement. L'avarice et le manque de responsabilité politique peuvent facilement se retourner contre leurs intérêts à long terme. Les compagnies pétrolières et les pays consommateurs devraient quant à eux reconnaître la vulnérabilité de leur domination dans des conditions changeantes, faire preuve de souplesse et proposer des options constructives. Mais je dois confesser un certain pessimisme quand à la conduite des différentes parties en présence. Les nouvelles du front ne sont en effet pas très encourageantes.

La réapparition d’un nationalisme pétrolier affecte tous les grands pays producteurs, mais elle prend différentes formes. Ce nationalisme a retrouvé tout son potentiel avec un changement fondamental dans les conditions de marché à court et moyen terme. Les profits extraordinaires et le tas d’or sur lequel sont assises les compagnies pétrolières ont justifié et permis de fortes hausses des redevances et des taxes. Désireux de retrouver le contrôle de leurs ressources naturelles, certains gouvernements ont investi dans les projets d’exploitation, jusqu’à dans certains cas renationaliser leur industrie pétrolière. Les propriétaires des ressources ont d’autant plus la main que la réalisation des énormes défis de production demande d’investir à long terme. L’augmentation significative des prix d’approvisionnement donne une apparence de justification économique à leurs revendications et à leurs actions des producteurs.

Le nationalisme pétrolier est né au Mexique et il a des racines profondes en Amérique Latine, où il a prospéré sous différentes formes. Les événements récents au Venezuela et à la Bolivie appartiennent à cette tradition historique. Le Mexique quant à lui a été incapable de lui faire subir l’actualisation qui lui permettrait de concevoir et d’exécuter les nombreuses réformes nécessaires à son secteur de l'énergie. Les certitudes passées sont devenues des lieux communs contre-productifs. Un certain nombre de pays producteurs de pétrole et de gaz, dans la région, poursuivent en ce moment des politiques énergétiques conflictuelles. Par exemple, ils aspirent à la fois à promouvoir l'investissement et à contrôler les prix domestiques. Dans certains pays, cette contradiction s’est traduite par une réduction de la production. Les tensions sociales dans les régions de production, où prédomine une pauvreté extrême, se sont approfondies et intensifiées. La présence massive d’une industrie moderne dans des régions rurales pauvres et écologiquement fragiles pose des défis complexes aux communautés locales aussi bien qu'aux compagnies pétrolières nationales et internationales. L'échec de l'État pour arbitrer les conflits a donné aux compagnies pétrolières des responsabilités qu'elles sont mal équipées pour assumer. A certains endroits, les disputes qui s'ensuivent deviennent pour les populations indigènes un moyen de gagner en légitimité dans la reconnaissance de leurs droits.

Ces questions ont été impactées par l’avènement récent de gouvernements populistes en Amérique Latine. Les différents populismes ont leurs racines dans les régimes plébiscitaires des années 1930 et des années 1940. Ils sont une réaction autoritaire et anti-impérialiste aux décevantes réformes économiques libérales des années 1990, ainsi qu’à leur lien avec la politique étrangère américaine – le fameux Consensus de Washington. L’unilatéralisme américain et l'intervention militaire au Moyen-Orient sont vus comme une menace majeure par la gauche gouvernementale. Et pourtant, sous l'administration Bush, l'Amérique latine a profité de la négligence d’une Amérique trop occupée dans le reste du monde.