Politique de l’offre: trois faux-débats qui en cachent un vrai edit
La politique de l’offre est contestée depuis ses débuts sous la présidence de François Hollande, et cette contestation ne s’est jamais réellement atténuée. Depuis plus de dix ans, elle alimente un clivage persistant entre ceux qui y voient un outil indispensable pour relancer l’activité et ceux qui la considèrent comme un cadeau injustifié aux entreprises. Cette polarisation durable montre que le débat public reste largement dominé par des perceptions idéologiques plutôt que par une analyse des mécanismes économiques sous-jacents. La contestation s’est cristallisée autour de trois faux-débats, qui en cachent un vrai.
Le premier de ces faux-débats concerne le « ruissellement ». Souvent présenté comme la philosophie implicite de la politique de l’offre, ce concept renvoie en réalité à une logique très différente, mise en œuvre sous la présidence de Ronald Reagan dans l’Amérique des années 1980[1]. Les coupes fiscales du premier mandat de Reagan étaient concentrées sur les ménages, et concernaient principalement l’impôt fédéral sur le revenu : l’Economic Recovery Tax Act de 1981 (connu aussi comme Kemp-Roth Tax Cut) faisait passer le taux marginal d'imposition le plus élevé de 70% à 50% (une baisse plus modeste était aussi décidée sur le taux le plus bas, passé de 14% à 11%). Dans un contexte où l’économie américaine souffrait depuis une douzaine d’années d’une crise de langueur, il s’agissait de libérer les revenus des ménages les plus aisés, avec trois idées sous-jacentes : tout d’abord les forces du marché alloueraient mieux les fonds que l’État fédéral, ensuite il était souhaitable d’amaigrir celui-ci (un espoir déçu[2]) et enfin, en « rendant » de l’argent aux plus riches, l’ensemble de l’économie en bénéficierait, notamment par le fait qu’ils allaient consommer ou investir davantage.
Or cette philosophie ne correspond ni à l’intention, ni au fonctionnement des mesures françaises. Celles-ci, tout d’abord, ont très peu concerné les ménages, et beaucoup les entreprises ; ensuite, elles n’ont jamais reposé sur l’idée que les gains accordés en haut de la chaîne se diffuseraient automatiquement au reste de l’économie ; et surtout, ni sous Hollande, ni sous Macron, il n’a jamais été question d’amaigrir brutalement l’État. Les mesures françaises ont toutes eu pour cible un renforcement de l’appareil productif, en portant soit sur le coût du travail (avec le CICE), soit sur la rémunération du capital productif (avec le prélèvement forfaitaire unique — PFU — sur les dividendes). La seule mesure ciblant spécifiquement les ménages les plus aisés ne concerne pas la taxation de leurs revenus mais celle de leur patrimoine, avec la transformation de l’impôt sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière. Invoquer le « ruisssellement » revient donc à importer un modèle étranger qui ne rend compte ni de la situation nationale, ni des intentions des décideurs, qui pour autant que nous le sachions ne s’y sont jamais référé[3]. C’est un mauvais procès.
Le deuxième faux-débat porte sur les rentrées fiscales. Gabriel Zucman avait lancé dans Le Monde, en 2017, un cri d’alarme sur le PFU, véritable « bombe à retardement pour les finances publiques ». Il craignait une bascule massive des revenus des entrepreneurs, qui allaient convertir leurs salaires en dividendes puisque ceux-ci étaient moins chargés et moins taxés : « Si les Français qui le peuvent optimisent autant que leurs homologues américains, le manque à gagner pour la Sécurité sociale et le budget de l’État pourrait atteindre les dizaines de milliards d’euros chaque année[4]. » Bigre. Une évaluation de Félix Paquier et Michaël Sicsic (INSEE), prenant en compte la hausse de la CSG sur les revenus du capital intervenue en 2018, ramenait l’impact combiné du PFU et de la fin de l’ISF à 3,4 milliards d’euros[5], soit un peu plus d’un millième du PIB.
Mais le raisonnement de Gabriel Zucman ne posait pas seulement un problème d’ordre de grandeur ; il ignorait un contrefactuel pourtant disponible : le PFU dont il regrettait l’instauration avait déjà existé sous le nom de « prélèvement forfaitaire libératoire » (PFL), avant d’être supprimé en 2013. Laurent Bach et ses collègues de l’Institut des politiques publiques ont mesuré les effets de cette suppression, qui n’ont rien à voir avec un jeu de bascule entre salaires et dividendes. « Les entreprises contrôlées directement par des personnes physiques résidant en France ont réduit, ou stoppé, la distribution de dividendes entre 2013 et 2017. On observe une augmentation des actifs financiers détenus au sein de ces entreprises, une hausse des fonds propres ainsi qu’une baisse du résultat net. » Mais pas de salaires en plus : « La réforme de 2013 de suppression du prélèvement forfaitaire libératoire a conduit à une baisse de 40 % des dividendes déclarés, mais aucune modification des autres revenus des ménages. » En gros, les dividendes non versés sont restés dans les entreprises et « la réforme de 2013 a engendré une perte nette de recettes fiscales[6] ». Les travaux de l’Institut des politiques publiques, publiés en 2019, ne mesuraient pas encore les effets du rétablissement d’un prélèvement forfaitaire, mais ils anticipaient un effet faible ou neutre sur les recettes fiscales, qui s’est confirmé par la suite.
Quant aux comptes de la sécurité sociale, ils n’ont pas connu de déséquilibre majeur avant le double choc du Covid et de la guerre en Ukraine : les ressources supplémentaires dues notamment aux quelque deux millions d’emploi créés grâce à la politique de l’offre[7] ont largement compensé les pertes dues à la conversion d’une (très faible) fraction des salaires en dividendes. On notera au passage que Gabriel Zucman s’inquiétait des rentrées en moins, mais négligeait quelque peu l’impact significatif de la taxation des revenus sur la mobilité internationale des salariés les mieux rémunérés[8]. Retenir les hauts revenus, même en leur consentant une ristourne, n’est pas une mauvaise opération, nos amis suisses en savent quelque chose.
La même logique vaut pour l’impôt des sociétés. Entre 2016 et 2022 son taux normal est passé de 33,3% à 25%, mais le dynamisme de la base fiscale a largement compensé cette baisse, et ceci d’autant plus que « les bénéfices fiscaux progressent plus rapidement que les profits économiques »[9], notent trois chercheurs de l’INSEE dans un document de septembre 2025 : « Entre 2016 et 2022, sur le champ des entreprises de l’étude, l’excédent brut d’exploitation augmente de 53%, tandis que le bénéfice fiscal imposable croît de 68%. »
Résumons. Le PFU et la baisse du taux de l’IS n’ont jamais été une bombe à retardement : loin de représenter « des dizaines de milliards », leur effet net est négligeable. Et avec la croissance des bases fiscales et sociales, les rentrées fiscales des dix dernières années sont de très bonne tenue. Les déficits des années récentes sont principalement dus à des dépenses non financées (le Ségur de la santé), à l’indexation de certaines dépenses publiques et sociales sur l’inflation, et non aux conséquences dommageables de la politique de l’offre.
Le troisième faux-débat concerne les prétendues « aides aux entreprises ». Celles-ci sont souvent décrites comme des transferts financiers indus, voire comme des privilèges accordés au secteur privé au détriment de l’intérêt général. Cette perception repose sur une vision partielle des mécanismes économiques en jeu. Ces dispositifs doivent être replacés dans le contexte d’une fiscalité française particulièrement lourde, en particulier sur les facteurs de production – et surtout sur le facteur travail. La France finance en effet un système de protection sociale parmi les plus développés au monde : les dépenses sociales représentent environ 32% du PIB, soit le niveau le plus élevé des pays de l’OCDE. Or cette protection sociale repose en grande partie sur des cotisations assises sur les salaires bruts, ce qui renchérit fortement le coût du travail.
Dans ce contexte, de nombreux dispositifs étiquetés comme « aides » – crédits d’impôt, exonérations de cotisations, allègements de charges – ne sont pas de simples transferts unilatéraux, mais des compensations au sein d’un cadre fiscal et social qui pèse plus fortement qu’ailleurs sur les entreprises. Ils ne doivent donc pas être analysés isolément, mais comme des mécanismes correctifs visant à limiter les effets potentiellement contre-productifs d’un financement très contributif de la protection sociale. Leur logique consiste à réduire l’écart entre le coût du travail pour l’employeur et le salaire net perçu par le salarié, écart qui atteint en France des niveaux particulièrement élevés.
Sans ces dispositifs, de nombreuses entreprises seraient confrontées à une double difficulté : d’une part, un déficit de compétitivité vis-à-vis de concurrents étrangers opérant dans des environnements fiscaux moins contraignants ; d’autre part, un frein à l’embauche pour les activités faiblement productives, où la moindre hausse du coût salarial peut conduire à la destruction d’emplois. Ainsi, les allègements généraux de cotisations sociales (dont ceux sur les bas salaires) s’apparentent avant tout à des aides à l’emploi. Leur objectif essentiel est de rendre rentable ou soutenable l’emploi de travailleurs dont la productivité marchande ne suffit pas à absorber l’ensemble des prélèvements sociaux. En ce sens, ces dispositifs relèvent moins d’une logique d’assistance aux entreprises que d’une stratégie de soutien à l’emploi et de réduction du chômage structurel. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), par exemple, répondait explicitement à cette finalité, tout comme les mesures ultérieures d’allègement de cotisations qui lui ont succédé. De manière analogue, certaines exonérations sectorielles – dans l’hôtellerie-restauration, les services à la personne ou l’agriculture – permettent de préserver des activités intensives en main-d’œuvre qui seraient autrement menacées par un coût du travail prohibitif. Qualifier sans nuance ces dispositifs « d’aides aux entreprises » est donc trompeur. Cela revient à ignorer qu’ils ne font que compenser partiellement les effets d’une fiscalité sociale particulièrement élevée ainsi que la fonction économique qu’ils remplissent : soutenir l’emploi, restaurer la compétitivité et maintenir l’attractivité du territoire. Plutôt que des avantages injustifiés, ces instruments constituent en réalité les contrepoids nécessaires d’un modèle social très exigeant.
Mais ce troisième faux-débat en amène un vrai. La politique de l’offre, si décriée, en était-elle vraiment une ? Entre la promesse d’une « révolution » par Emmanuel Macron et les cris d’orfraie de ses opposants, ne nous serions-nous pas laissé abuser sur l’ampleur du changement ? Trois éléments incitent à réfléchir.
Premier élément, nous avons mis en évidence dans cet article le caractère relativement neutre, en termes de rentrées fiscales, des politiques menées depuis une dizaine d’années. Cela atteste a contrario la timidité des mesures engagées. La France reste enkystée dans un imaginaire keynésien d’une économie tirée par la demande : le débat sur la baisse des dépenses publiques voit toujours réapparaître les sempiternels arguments sur ses possibles effets récessifs. On observera ici que les mêmes réflexes intellectuels amenaient à anticiper avec crainte les conséquences des baisses d’impôts. À quoi s’ajoute la pression sociale et politique sur le thème du pouvoir d’achat, qui a tué le débat sur la TVA sociale. La vérité est que la politique budgétaire des gouvernements d’Emmanuel Macron a été hémiplégique : ils ont procédé à des baisses d’impôts, dont certaines étaient bienvenues, mais la fiscalité n’a guère pesé sur la consommation ; et, du côté dépenses, aucun effort ou presque n’a été fait. Vu ainsi, la politique de l’offre n’en était pas une.
Deuxième élément, telle qu’elle a été menée cette politique de l’offre a constitué, dans les faits, une politique de l’emploi. Lancée dans un contexte de chômage de masse, celle-ci a permis de corriger en partie ce qui restait une exception française et contre laquelle on avait « tout essayé », pour citer François Mitterrand — tout, y compris des fantaisies économiques comme le partage du travail ; tout, sauf les ingrédients qui ont permis la réussite des douze dernières années : flexibilité (avec notamment les accords de performance collective), baisse du coût du travail et allègement de la fiscalité des entreprises, barémisation des indemnités de licenciements – autant d’éléments décriés comme une « casse du modèle social » mais qui ont contribué à la création nette de deux millions d’emplois salariés dans le secteur privé. C’est un succès. Mais à présent que le spectre du chômage de masse est derrière nous, il est temps d’ouvrir les yeux : si, avec trente ans de retard sur nos voisins, nous avons enfin réglé un problème important, en nous focalisant sur ce problème nous avons mis un pansement sur une jambe de bois. Nous avons en partie compensé le manque de compétitivité des salariés les moins qualifiés, mais cette politique ciblée a vu l’essor de vastes secteurs peu productifs et intensifs en main d’œuvre, alors que l’emploi industriel, plus qualifié et plus coûteux, a été peu encouragé par cette politique. On observe ainsi une déformation progressive de notre économie, avec une atrophie durable de l’emploi industriel, que la politique menée depuis quelques années n’a redressé qu’à la marge.
Or, et c’est le point le plus important, une véritable politique de l’offre devrait viser la compétitivité industrielle, la montée en gamme, le maintien à la frontière technologique — autant d’éléments où la France est à la peine. C’est pourtant là que gisent les gains de productivité qui feront la croissance de demain — et avec elle les rentrées fiscales d’après-demain. Les ingrédients d’une telle politique sont connus : c’est une baisse plus radicale des impôts de production (où le différentiel avec nos voisins européens est encore très marqué : 2,2 points de PIB malgré la baisse engagée en 2021), et un encouragement fiscal à l’investissement, celui des ménages dans les entreprises, et celui des entreprises dans la R&D, les logiciels, la modernisation des outils industriels, la conquête de marchés extérieurs. Les secteurs les plus innovants de l’économie contemporaine exigent beaucoup de capitaux parce qu’ils requièrent des investissements considérables – ils sont plus intensifs en capital et moins intensifs en travail. Une vraie politique de l’offre devrait viser à soutenir ce fer de lance de l’économie française.
Le débat pertinent aujourd’hui n’est pas de savoir si la politique de l’offre était justifiée, mais si elle était suffisamment ambitieuse pour transformer durablement le tissu productif et nous remettre dans la course à l’intensité technologique. Les débats d’arrière-garde entretenus par des intellectuels et des responsables politiques qui se croient sous Reagan gagneraient à être refermés, pour que s’ouvre le seul qui vaille vraiment aujourd’hui : comment aller plus vite et plus fort ?
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[1] Notons au passage que l’expression « trickle down » fut moins utilisée par les responsables de l’administration Reagan que par les Démocrates qui critiquaient les « reaganomics ».
[2] Selon les estimations ultérieures du Trésor, les coupes de Reagan ont réduit les recettes fédérales d'environ 9% au cours des deux premières années. À la différence des gouvernements français qui ont mis en place la politique de l’offre, l'administration Reagan ne pensait pas que le surcroît de croissance et donc de recettes fiscales compenserait la réduction d'impôt : on comptait sur des réductions des dépenses pour éviter d'aggraver le déficit. Cependant, celles-ci ne se sont jamais concrétisées. Voir David Wessel, « What we learned from Reagan’s tax cuts », Brookings Institution, 8 décembre 2017.
[3] En 2018, sur BFM TV, face au journaliste Edwy Plenel qui récusait « l'idée que l'argent public donné aux riches va débouler sur la société », Emmanuel Macron lui-même l’a précisé : « Je n'ai jamais raisonné de cette façon, vous ne m'avez jamais entendu parler de ruissellement. »
[4] Gabriel Zucman, « La “flat tax” est une bombe à retardement pour les finances publiques », Le Monde, 25 octobre 2017.
[5] Félix Paquier et Michaël Sicsic, « Impacts of the 2018 household capital tax reforms on inequalities in France: A microsimulation evaluation », Économie et statistique, 530-31, 29 septembre 2021.
[6] Laurent Bach, Antoine Bozio, Brice Fabre, Arthur Guillouzouic, Claire Leroy et Clément Malgouyres, « Quelles leçons tirer des réformes de la fiscalité des revenus du capital ? », Notes de l’IPP, n° 46, octobre 2019.
[7] Pour plus de détails : « Créations d’emplois par catégorie d’entreprises entre 2012 et 2022 : des créations d’emplois portées surtout par les microentreprises et les PME », INSEE Focus, n° 362, septembre 2025.
[8] Voir notamment Henrik Kleven, Camille Landais, Mathilde Muñoz & Stefanie Stantcheva, « Taxation and migration: evidence and policy implications », NBER, WORKING PAPER 25740, avril 2019.
[9] Olivier Arnal, Ugo Di Nallo et Jean-Philippe Martin, « La réforme du taux statutaire de l’Impôt sur les Sociétés », INSEE, documents de travail, n° 2025-18, septembre 2025.
