Afghanistan: les raisons d’un échec edit

3 juin 2021

Avec l’annonce de Joe Biden le 14 avril 2021 réaffirmant le retrait définitif des troupes américaines[i], initialement fixé par son prédécesseur au 1er mai 2021 et repoussé au 11 septembre prochain, il est bien question de mettre un terme à « la plus longue guerre conduite par les Etats-Unis ». La date du 11 septembre n’a évidemment pas été choisie au hasard par l’actuel président. Bien que les Afghans n’aient aucune implication directe dans cet attentat unique dans l’histoire du terrorisme, les répercussions seront sans appel pour le pays.

Quel bilan dresser vingt ans après l’intervention de la coalition internationale menée par les Etats-Unis et une présence qui, par sa durée, reste sans précédent dans la zone ? Le constat est sans appel : la situation est loin d’être à la hauteur des déclarations justifiant à l’époque les opérations militaires en réaction aux attaques des tours jumelles du World Trade Center.

Après près de deux décennies sur le terrain, les résultats obtenus sont inversement proportionnels aux moyens engagés par les Etats-Unis. Le compte n’y est pas !

Des erreurs dès le départ

L’intervention en Afghanistan est clairement le résultat d’une volonté de l’administration américaine de lier les auteurs des attentats à ceux qui hébergent al-Qaïda. A l’objectif de détruire les sanctuaires de l’organisation terroriste, s’ajoutent la capture de Ben Laden et en dernier lieu le renversement du régime Taliban arrivé au pouvoir en 1996, accusé de soutenir l’homme alors le plus recherché.

Les Américains, et plus largement les troupes de la coalition, arrivés le 7 octobre 2001 sur le sol afghan ont assez vite mis fin au régime en place, ce qui n’a pas manqué de nourrir l’illusion d’une victoire pleine en entière… Illusion en effet car les Talibans vont rapidement se réorganiser, tirant profit de toutes les erreurs accumulées au fil des ans.

Après avoir été chassés du pouvoir, ces derniers n’ont eu de cesse de mener une politique de pénétration idéologique à partir des mosquées et ce dès 2003. Très curieusement ceci n’a guère suscité alors d’inquiétude au sein de la coalition.

La politique du « State-building » est un échec avec d’un côté un gouvernement afghan qui contrôle une portion de plus en plus réduite du territoire, et de l’autre les Talibans plus présents que jamais et l’organisation al-Qaïda toujours solidement ancrée dans le pays

Les Talibans n’ont jamais disparu : en 2017 ces derniers étaient présents dans près de 70% des districts du pays. Ils ont effectivement pris l’avantage sur le plan militaire ; si certains en doutaient encore, l’attaque du 29 novembre 2020 contre une base de l’armée afghane dans la province de Ghazni (à l’est) ayant coûté la vie à au moins trente soldats en est une preuve supplémentaire.

Depuis janvier 2021, le pays est à nouveau le théâtre d’assassinats ciblés : deux femmes juges travaillant pour la Cour suprême afghane ont été lâchement abattues à Kaboul le 17 janvier.

En 2014 s’ajoute un nouvel acteur de cette violence, à savoir Daech, multipliant les attentats sanglants.

Les institutions en place sont fragilisées par la corruption touchant tous les fonctionnaires de l’Etat et ce jusqu’aux plus hautes fonctions ; non seulement l’aide internationale a été perçue par certains comme la garantie de collecter une rente, mais les opérateurs internationaux ont, petit à petit, affaibli l’Etat afghan en contournant celui-ci. La profusion d’acteurs extérieurs, allant des organisations internationales, aux think tanks en passant par les agences de sécurité, sans oublier les ONG, universités, entreprises… a contribué à cet affaiblissement.

La coalition a largement pris appui sur les interlocuteurs locaux du pays, aux dépens du paramètre national, réduisant encore plus la place du gouvernement central. Les opérateurs du développement sont les premiers à avoir contourné l’Etat et la coordination des programmes d’aide est, dès le départ, rendue difficile par le nombre croissant de ces mêmes opérateurs sur le terrain. Cela n’a fait qu’accentuer la concurrence entre eux jusqu’à rendre leurs politiques incohérentes ; on assiste alors très vite à un gaspillage des ressources. L’afflux d’argent a nourri la corruption autant que le clientélisme sans oublier certains investissements pas toujours effectués de manière rationnelle.

Les appels d’offres émanant du gouvernement américain reviennent quasi-systématiquement aux groupes américains ; la sous-traitance, elle, est pour une grande part attribuée aux entreprises des autres pays-membres de la coalition. Quant aux opérateurs nationaux, une partie des financements est détournée.

Concernant la justice, après 2001, celle-ci n’a clairement pas été la priorité de la coalition dans cette construction d’un « Etat fiable » ! Cette faiblesse a permis aux Talibans de reprendre le dessus également à ce niveau ; en effet, ils sont parvenus à s’imposer comme arbitres lors de conflits locaux et contentieux, à tel point que l’appareil judiciaire étatique a été supplanté par leurs propres « cours de justice ».

Quant à la police, cette institution gangrenée par une corruption généralisée souffre en plus d’une formation insuffisante.

Sur le plan politique, échec et discrédit du système démocratique sont malheureusement là aussi flagrants. Les élections entachées de fraudes massives ont anéanti la crédibilité du processus électoral.

La « reconstruction » du pays, si on peut parler de reconstruction, a été minée par certains comportements et dérives de soldats autant que des opérateurs extérieurs, notamment les sociétés privées de sécurité.       La présence des SMP (sociétés militaires privées) au nombre desquelles figure Blackwater (devenue en 2009 Xe Service puis Academi en 2010) n’a en aucun cas permis d’assurer la sécurisation du territoire, bien au contraire...le nombre de bavures n’a eu de cesse d’augmenter.

Une obstination à refuser une réalité

La politique américaine a renforcé le retour des « seigneurs de guerre », déjà facilité par la chute du régime taliban. Les Etats-Unis les ont soutenus pour reconquérir le territoire. Mais la société afghane est de plus en plus urbaine du fait de l’exode rural massif, ce qui là aussi semble avoir été négligé.

Après 2001, Karzaï a lui-même utilisé les tribus comme relais, affaiblissant encore plus les institutions centrales.

Avec l’arrivée de la coalition, c’est aussi une séparation spatiale qui s’est imposée avec la mise en place d’enclaves ultra-sécurisées constituant une mise à distance délibérée et empêchant par là même une véritable connaissance et compréhension d’une société censée avoir été libérée d’un régime oppressif. Cette séparation a accentué les incompréhensions et renforcé le refus de prendre en compte des codes culturels.

Les experts américains envoyés sur place n’avaient en définitive aucune connaissance de la société afghane, leurs déplacements dans le pays ne leur permettant pas de comprendre la réalité de celle-ci. Le passage par l’Afghanistan est très rapidement devenu une étape garantissant un avancement dans la carrière des militaires américains.

L’aveuglement des responsables de la coalition et le déni face au retour des Talibans a été largement alimenté par « l’homme fort » mis en place par les Américains eux-mêmes : Hamid Karzaï, « l’enfant chéri de l’Occident » durant les premières années de ses mandats présidentiels, déclara au cours d’une conférence de presse le 26 février 2004 que les Talibans n’existaient plus en tant que mouvement. Ce refus de reconnaître la réalité est une position qui semble alors convenir aux officiers de la coalition, au nombre desquels se trouvait le général James L. Jones, commandant des forces de l’Otan en Europe de 2003 à 2006[ii].

Contrairement à l’idée dominante, les Talibans sont parfaitement coordonnés et le mouvement ne se réduit plus à l’ethnie pachtoune ; ils sont désormais capables de mobiliser les combattants de différentes provinces. Ils ont su tirer profit de la montée du mécontentement de la population contre la coalition et le gouvernement. L’extension de leur stratégie de guérilla les a conduits à s’ouvrir aux autres groupes ethniques. En intégrant les Ouzbeks et les Turkmènes dans le Nord, ils ont renforcé le caractère national de leur insurrection contre le pouvoir et la coalition.

Ils sont parvenus à remettre sur pied une organisation de combattants à même de mener des attaques plus élaborées et de grande ampleur en s’emparant de districts entiers. Ils sont capables de couper les axes routiers, et ce de manière récurrente. Ils se sont emparés le 13 mai dernier du district de Nerkh, à une quarantaine de km au sud-ouest de Kaboul, ″contrôlé″ jusqu’alors par le gouvernement afghan.

Mais sans aucun doute le rôle joué par le Pakistan reste essentiel pour comprendre l’incapacité de la coalition à mettre un terme à l’insurrection.

Le Pakistan, un voisin bien encombrant

Que dire de la politique incohérente de Washington vis-à-vis du Pakistan soutenant les Talibans ? La lecture américaine de la position du Pakistan et de son rôle dans l’insurrection a joué un rôle indéniable dans l’enlisement des forces armées de la coalition dans un conflit perdu d’avance…

Les Américains ont largement sous-estimé le poids du soutien pakistanais : le sanctuaire pakistanais est une ressource vitale pour les Talibans. L’armée pakistanaise elle-même a joué sur les deux tableaux, à savoir rester un soutien de premier plan à l’insurrection talibane tout en demeurant une alliée des Etats-Unis ; la politique américaine à l’égard du Pakistan est incompréhensible. La frontière afghano-pakistanaise est restée un sanctuaire, après le 11 septembre, y compris pour al-Qaïda.

Les relations se sont néanmoins dégradées avec l’usage massif des drones dans le sud du Waziristân (à la frontière afghane) et l’élimination de Ben Laden en Mai 2011 qui sera à l’origine d’une crise diplomatique entre Washington et Islamabad.

La dimension régionale et donc le rôle actif du Pakistan dans le conflit afghan n’ont pas été suffisamment pris en compte par les Etats-Unis qui n’ont guère montré de stratégie cohérente face à Islamabad. Contenir l’insurrection sans résoudre le problème du sanctuaire pakistanais était dès le départ voué à l’échec.

Les Etats-Unis ont préféré augmenter les ressources sans résultats probants. Le mandat d’Obama n’a en rien résolu la contradiction de cette politique conduite avant lui par Bush et ses acolytes. Malgré les opérations visant des cadres de l’insurrection[iii] l’organisation n’a jamais été brisée, grâce notamment à cette protection assurée par le Pakistan.

Sans oublier les pertes civiles, tant du côté afghan que du côté pakistanais qui ont fragilisé encore plus la position américaine et celle de la coalition auprès des civils. Cette dernière est devenue rapidement responsable de l’insécurité aux yeux d’une partie de la population.

Quel avenir pour la république afghane ?

Le 24 avril devait se tenir à Istanbul la conférence réunissant les principaux acteurs afghans et internationaux, mais celle-ci a été ajournée à mi-mai. Il semblerait toutefois que le processus de paix entre les Talibans et Kaboul, au point mort depuis la signature du pré-accord entre l’administration américaine et les insurgés[iv][v], soit à nouveau d’actualité ; des représentants du gouvernement afghan auraient rencontré des membres du mouvement Taliban le 14 mai dernier au Qatar. Mais rien à ce stade n’est encore joué : les Talibans ne reconnaissent par la République islamique d’Afghanistan et souhaitent voir à sa place un Emirat islamique ; en ce qui concerne le gouvernement afghan, celui-ci ne veut pas d’un gouvernement de coalition intérimaire, du moins pour le moment…

Est-il nécessaire de rappeler que dans le cadre du fameux pré-accord signé à Doha[vi], le deal reposait sur une forme de garantie de la part des Talibans de ne pas attaquer les troupes étrangères durant leur retrait. Rien n’a été précisé quant au fait que l’insurrection prendrait fin, les bases d’une négociation inter-afghane n’ayant jamais été posées.

L’objectif des Talibans n’est clairement pas de reprendre la lutte contre les forces étrangères, mais bien de les voir partir de façon définitive et d’avoir ainsi les mains libres pour tenter de reprendre le pouvoir. L’engagement souscrit, également dans le cadre de ce pré-accord, par les Talibans, est d’empêcher tout groupe ou individu de faire de l’Afghanistan un territoire menaçant la sécurité d’autres pays, par autres pays il faut comprendre les Etats-Unis.

Mais que peut-on espérer une fois les troupes de la coalition parties ?

L’armée afghane ne survit que grâce à l’aide financière américaine. Reste que la Maison Blanche a annoncé son intention de maintenir cet appui ; sans son soutien financier, l’armée afghane a peu de chance de tenir face aux assauts répétés des Talibans et attaques d’al-Qaïda et de Daech.

Que dire des femmes et des enfants, qui incontestablement sont les grands sacrifiés de ce retrait, sans oublier les minorités ethniques et confessionnelles ! Les Hazaras, cibles de la violence des Talibans lorsqu’ils étaient au pouvoir, font déjà les frais de ce retrait programmé des troupes américaines. Un attentat ciblant une école de filles a endeuillé ce 8 mai 2021 la communauté Hazara de Kaboul, faisant 67 morts et plus d’une centaine de blessés, pour l’essentiel des lycéennes et des enseignants.

La crainte d’une nouvelle guerre civile et du retour plus que probable des Talibans au pouvoir, vingt ans après leur départ, est de plus en plus partagée sur place et au sein de la diaspora afghane.

Si on devait dresser un bilan de l’intervention américaine en Irak, celui-ci ne serait guère meilleur.

 

[i] Soit environ 10 000 soldats dont  2500 sont américains

[ii] Nommé le 1er décembre 2008 Conseiller à la sécurité nationale de Barack Obama

[iii] Près de 4 000 opérations contre les cadres Talibans entre juin et août 2010

[iv] Le pré-accord signé à Doha le 29 février 2020 a été arraché par le président Trump

[v] Le gouvernement afghan n’a pas été associé à ce pré-accord

[vi] Le texte de ce pré-accord a été adopté le 10 mars 2020 par le Conseil de sécurité des Nations unies via la résolution 2513