Le ZAN au service des centralités rurales edit

8 novembre 2023

L’histoire et la géographie ont donné lieu en France à une organisation et une armature territoriale particulière caractérisée par la faiblesse (politique mais aussi fonctionnelle…) des grandes villes et parallèlement par un nombre important de villes moyennes, de petites villes et de bourgs ruraux assurant chacun à leur échelle des fonctions de centralité sur l’espace environnant. Ce monde territorial bien ordonné a volé en éclats à partir des années 1960 sous l’effet combiné de la mise en œuvre des principes de l’urbanisme fonctionnaliste[1] et de la décentralisation avec la revendication d’un droit au développement de tous les territoires au nom de l’égalité territoriale. La conjonction des deux a nourri une concurrence entre les territoires mais surtout à l’intérieur même des territoires qui, à coup de zone pavillonnaires, de lotissements, de zones industrielles et de zones commerciales en périphérie et autour des ronds-points se sont en définitive déstabilisé eux-mêmes. Depuis soixante ans on éclate les fonctions, on dilue les équipements et les services, on s’attache méthodiquement à vider de leur substance les cœurs des villes mais aussi des bourgs ruraux. Ce faisant, on affaiblit les centralités, les grandes mais aussi les petites, qui ont besoin « d’amortir » leurs fonctions et services sur un « marché » beaucoup plus large que celui de leurs seuls habitants. Compte tenu de l’armature territoriale singulière de la France (peu de grandes villes, des villes moyennes et des petites villes, des villes « marchés » en secteur rural…), ce phénomène a en réalité été beaucoup plus préjudiciable au monde rural qu’il ne l’a été au monde urbain. Contrairement au discours de ceux qui voient dans la loi Climat et Résilience « une loi qui condamne à mort le monde rural et à la glaciation les villes moyennes »[2], il se pourrait en définitive que l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN) constitue l’opportunité de redynamiser les centralités des territoires ruraux.

Les impasses de l’urbanisme fonctionnaliste

Le processus de déstabilisation des centralités a prospéré dans un contexte particulier : une augmentation rapide de la population (plus 21 millions d’habitants entre 1960 et aujourd’hui), un coût unitaire de la mobilité qui n’a fait que diminuer jusqu’à la crise ukrainienne (parcourir 100 km coûte 6 fois moins cher aujourd’hui qu’en 1960) et un coût du logement qui à l’inverse a explosé (le logement en centre-ville est 7 fois plus cher aujourd’hui qu’en 1960). Ce faisant les stratégies résidentielles des ménages, par choix mais aussi par contrainte, se sont progressivement émancipées de la proximité immédiate de l’emploi à mesure que le temps consacré au travail diminuait (40% du temps consacré au travail en 1900, 10% aujourd’hui), que se développait le travail féminin (moins de 50% en 1970 contre 86,2% des femmes entre 25 et 54 ans aujourd’hui) et donc le nombre de couples de bi-actifs (71% de bi-actifs aujourd’hui) et que la mobilité professionnelle explosait. Contrairement aux idées véhiculées par les pourfendeurs de la métropolisation qui fustigent les effets de la concentration, les campagnes françaises ne se sont pas vidées bien au contraire au cours des dernières décennies. Si la tertiarisation a entrainé une polarisation de l’emploi dans les villes, les populations ont fait exactement le chemin inverse : entre 1990 et 2020 les grands pôles urbains ont perdu 1,4 millions d’habitants, les pôles de taille moyenne en ont gagné 46 000, les petits pôles urbains 139 000 et les communes péri-urbaines 2,7 millions. Quant aux communes dites rurales, leur population a augmenté de 341 000 habitants[3].

On mesure aujourd’hui les limites de ce modèle tant d’un point de vue environnemental que d’un point de vue social et bien évidemment fonctionnel. S’agissant de l’impact environnemental, on sait que, depuis 1980, l’artificialisation de sols, l’un des tout premiers facteurs de perte de biodiversité, a augmenté de 70% alors que la population a seulement progressé de 19%. S’agissant de l’impact social, on peut constater que, malgré la loi SRU, la ségrégation résidentielle augmente en France depuis quinze ans[4]. On mesure également, depuis le mouvement des gilets jaunes, les difficultés que rencontrent les ménages du périurbain et du rural; ceux qui sont le plus éloignés de leur lieu de travail, face à la flambée du coût des carburants. Enfin, s’agissant de l’impact fonctionnel, on a vu à quel point ce modèle a contribué à déstabiliser les centralités, notamment les petites villes et les bourgs-centres.

Rétablir l’équilibre centre/périphérie plutôt qu’urbain/rural

De fait, l’enjeu de l’aménagement du territoire aujourd’hui est bien moins de retrouver un équilibre entre urbain et rural qu’entre centre et périphérie ; une problématique qui concerne les territoires dits ruraux largement autant que les territoires urbains. Le ZAN et le ZEN visent en définitive à refermer la parenthèse de l’urbanisme fonctionnaliste. Pour les territoires, il s’agit avant tout d’opérer un changement radical en matière de modèle d’aménagement et de réécrire de fond en comble un certain nombre de grandes politiques publiques, l’habitat et l’économie en tout premier lieu.

En matière d’aménagement, ce qui se joue c’est avant tout la fin du zoning et le retour à une logique de mixité fonctionnelle. C’est aussi la fin du développement de la ville et du village par les franges et le réinvestissement des centralités ; c’est la fin de la ville lâche et de l’étalement urbain au profit de l’intensification urbaine et du développement d’un aménagement des courtes distances. Il nous faut désormais redynamiser les centralités (grandes, moyennes, petites…), mixer les fonctions, massifier les équipements et les services, redéfinir des hiérarchies territoriales et répartir les fonctions, les équipements et services de manière cohérente avec ces hiérarchies.

S’agissant de la politique du logement, il s’agit avant tout d’organiser un rééquilibrage entre la construction neuve et la réhabilitation du logement vacant. Il est aussi nécessaire de sortir de la logique de la primauté soit de la maison individuelle soit du grand collectif et aller vers une diversification des formes urbaines répondant à la diversité des besoins des ménages (dans un contexte où 37,4% des ménages sont composé d’une seule personne et 26% de couples sans enfants) et à la diversité des attentes tout au long du parcours de vie sachant que les dernières études de l’Insee montrent que la population française va baisser à partir de 2044. La crise du logement n’est pas une crise de l’offre. La production de logements reste très largement supérieure à l’évolution du nombre de ménages. Depuis 2009 on a ainsi produit 1,43 logement supplémentaire pour 1 ménage supplémentaire. Dans le même temps, le nombre de logements vacants a augmenté de 60% en 20 ans. On compte désormais 3,1 millions de logements vacants dont 1,1 million depuis plus de deux ans et 750 000 depuis plus de quatre ans et 8 millions de logements sous-occupés.

Contrairement à ce que l’on raconte parfois, le logement vacant n’est pas l’apanage des zones les moins dynamiques démographiquement. Les 42 EPCI les plus peuplés concentrent 37% de la population française. Ils concentrent aussi 32% du total des logements vacants : 76,93% est en zone tendue. 23,07% est en zone non tendue. Il n’y a pas de choc de l’offre en matière de logement. Malgré la baisse des taux d’intérêt des deux dernières décennies, les Français ont perdu 35% de leur pouvoir d’achat immobilier en vingt ans avec deux conséquences majeures : des taux d’effort consentis pour se loger de plus en plus importants (6% dans les années 1960 ; 12% dans les années 80 ; 28,5% aujourd’hui en moyenne) et une diminution importante des espaces à vivre dans les villes (en moyenne, les Français ont perdu 18 m2 d’espaces à vivre dans le logement collectif). Tout cela s’est produit bien avant la mise en œuvre du ZAN et du ZEN.

S’agissant de l’économie, il s’agit de sortir de la zone dédiée comme unique réponse aux besoins des acteurs économiques. À l’origine, la zone dédiée est destinée à accueillir les activités qui ne sont pas compatibles avec l’habitat. Or, on compte désormais en France 79,1% d’emplois tertiaires ; autant d’emplois parfaitement compatibles avec les centralités. Pourtant, plus de 50% de l’emploi est localisé en France dans des zones dédiées qui accueillent de l’industrie, de la logistique mais aussi des services aux entreprises, des services aux particuliers et même du tertiaire public (combien de siège d’EPCI en zone dédiées !!!). Autant d’emplois qui ne génèrent aucun risque et aucune nuisance ; autant d’emplois parfaitement compatible avec l’habitat; autant d’emplois qui, localisés dans les centralités, auraient des effets d’entrainement sur les autres secteurs économiques, restauration et commerce notamment. On constate aussi que, sur les 450 000 ha de zones dédiées que compte la France, la densité moyenne est de 18%. On dénombre également 150 000 ha de friches. Si l’on réserve les zones dédiées aux activités strictement incompatibles avec l’habitat, si l’on relocalise les activités compatibles avec l’habitat dans les centralités, si l’on consent au nécessaire effort de densification des zones existantes et de réhabilitation des friches, on voit bien que le ZAN est très loin de constituer un obstacle à l’effort de relocalisation d’activités, notamment industrielles.

Le ZAN, une véritable opportunité pour les territoires ruraux

À bien y regarder, la loi Climat et Résilience est donc très loin d’être une « loi ruralicide ». Elle constitue au contraire une véritable opportunité. Pourtant les territoires peinent à refermer la parenthèse de l’urbanisme fonctionnaliste. C’est d’autant plus paradoxal que ce modèle, qui incarne encore la modernité, a prospéré à peine plus d’un demi-siècle et dans un contexte qui, tant d’un point de vue démographique que d’un point de vue économique, social et bien évidemment environnemental a complètement disparu. C’est d’autant plus paradoxal que, comme le dit très justement Martin Vanier, « c’est au nom du village que l’on revendique de poursuivre ce qui l’a spectaculairement vidé ces dernières décennies ».

La querelle ville-campagne n’est pas nouvelle. Mais elle a redoublé d’intensité après l’adoption de la loi NOTRe et atteint une forme de paroxysme au moment du mouvement des gilets jaunes et l’adoption du ZAN comme si les territoires existaient en dehors des personnes qui les pratiquent et comme si l’égalité des lieux était plus importante que l’égalité des gens alors que l’on sait que le déterminisme est social et non territorial. Dans une France frappée de sinistrose, ce discours parfaitement orchestré par l’AMRF et relayé par bon nombre de partis politiques à des fins électorales trouve un écho particulièrement favorable auprès d’une partie de l’opinion publique. Pour reprendre les propos de Pierre Cornu, on pourrait dire que les Français traduisent leurs humeurs et leurs angoisses dans leur rapport au territoire : quand ils sont optimistes, quand ils ont confiance en eux, ils glorifient les villes. Quand ils sont pessimistes et doutent de leur destin, y compris en tant que nation, ils vénèrent les campagnes

Reste un dernier élément étrangement absent des débats actuels : on ne peut enfin passer sous silence le fait que l’artificialisation des sols est aussi un véritable business. Le prix moyen, en France, d’un m2 agricole est de 0,30 €; le prix du même m2 devenu constructible est de 170,68€. Dans un pays qui artificialise chaque année entre 20 000 et 30 000 hectares donc entre 200 000 000 et 300 000 000 m2, on mesure bien la gigantesque plus-value que cela représente. Une plus-value qui paradoxalement échappe très largement aux agriculteurs quand on sait que seulement 35% d’entre eux sont propriétaires des terres qu’ils exploitent[5].

[1] Gilles Novarina, Histoire de l’urbanisme de la Renaissance à nos jours, Le Moniteur, 2023.

[2] Olivier Marleix, député d’Eure-et-Loir

[3] CGET 2020, Gains et pertes de population par nature de territoire depuis 1990

[4] IDHEAL - K. Beaubrun-Diant, T.P. Maury, 2020

[5] Sur les 25 millions d’hectares de la surface agricole utile (SAU) de l’Hexagone, 16 millions sont loués par leurs exploitants sous le régime du fermage et 9 millions appartiennent aux agriculteurs qui les travaillent. Pour environ 500 000 agriculteurs et agricultrices, on compte désormais 4,2 millions de propriétaires. Étude « Terre de Liens », 2023.